III.3.3.4. La production des moulins de Clunisiens

Rares sont les textes situés entre le Xe siècle et le XIIIe siècle qui nous renseignent sur ce que les moulins produisaient et rendaient. Par ailleurs, dans les documents signalant des revenus, le moulin est souvent associé à d’autres possessions en nombre plus ou moins important. Deux donations en précaire sont remarquées dans les chartes. Le premier contrat, qui rapporte dix deniers par an, concerne un territoire suffisamment important pour que les moulins mentionnés soient noyés au milieu des multiples donations1029. Au début du XIe siècle, Odilon offre en précaire à Aldebaldo et ses proches un moulin avec écluse, saulaie et deux condemines moyennant six deniers chaque année pour la fête de saint Pierre. Plus tard quelques acceptations de fief contribuent à apporter des informations supplémentaires. En 1234, la donation en fief à Joceran de Nanton donne le cens du moulin de Pontot situé sur le ruisseau de Nourux près de Saint-Gengoux-le-National. Il s’élève à vingt sols dijonnaises. Un autre fief sur la paroisse de Marsiliaco, comportant terres, vignes, prés, pâturages, eaux et moulins, rapporte quarante livres de Cluny1030. Guido doit un pain de froment et un pain d’orge sur le moulin de Butry à Berzé1031. Compte tenu en particulier de leur faible nombre, les informations de ces documents ne sont guère exploitables.

En revanche, la description des revenus des doyennés clunisiens, rédigée par Henri de Blois, évêque de Winchester, offre des renseignements précieux sur les moulins dans le cadre de l’économie domaniale de Cluny1032. D’après les indications d’Alexandre Bruel1033 et celles d’Alain Guerreau1034, ce document, non daté, pourrait avoir été rédigé entre 1149 et 1156, c’est-à-dire à la fin de l’abbatiat de Pierre de Vénérable. Henri de Blois avait précédemment prêté une grande quantité d’or pour permettre à l’abbaye de Cluny de surmonter une grave crise financière1035. L’évêque semble avoir été appelé par Pierre le Vénérable afin de réorganiser le domaine monastique. Le texte ne prend cependant pas en compte la totalité des doyennés et obédiences de Cluny1036. Le texte décrit les revenus des decania de Laizé, de Beaumont-sur-Grosne, de Malay, de Saint-Hyppolite, de Cluny, de Chaveyriat, de Saint-Martin-des-Vignes, de Berzé, d’Arpayé, de Montberthoud, de Saint-Gengoux et de Lourdon. En 1980, Alain Guerreau a établi une étude statistique des revenus indiqués dans le document. Il a pu déduire que le vin, production importante, et les céréales nobles comme le froment permettaient d’insérer l’économie clunisienne dans les circuits monétaires. Quant au méteil, constitué d’un mélange de céréales, il était utilisé pour la main-d'œuvre des domaines. Le chercheur a pu définir des oppositions entre les trois régions concernées par l’enquête (Le Mâconnais-Tournugeois, le Beaujolais et la Bresse-Dombes) et entre les différents doyennés. Trois groupes se distinguent nettement. Dans un premier groupe se trouvent les gros doyennés comme Montberthoud, Lourdon et Saint-hyppolite percevant du méteil et de l’argent et disposant de domaines importants où étaient produits vin et céréales. Un deuxième groupe rassemblait des doyennés de taille inférieure (Beaumont-sur-Grosne, Malay, Saint-Martin-des-Vignes, Chaveyriat) implantés sur des zones plus prospères, produisant plutôt des céréales. Les petits doyennés (Arpayé, Saint-Gengoux, Berzé) formant le dernier groupe avaient des domaines qui permettaient de produire du vin en quantité.

Le moulin est indiqué régulièrement dans les revenus des différents doyennés. On comptabilise soit 45, soit 55 installations. Il existe en effet un problème dans la description des revenus du doyenné de Laizé. Dans l’énumération de ce que produit la maison de Cluny, il est fait en effet mention de 15 moulins. Or, plus bas dans le texte, la somme des revenus ne relève plus que 5 moulins. À partir des indications du texte, il est difficile de savoir où pouvaient se situer les moulins dépendant de Laizé. On peut toutefois supposer que ces installations pouvaient préférentiellement être placées dans les environs du doyenné. Or en prenant en compte ce paramètre, le nombre de quinze moulins apparaît excessif pour Laizé. La somme des revenus donnant cinq moulins apparaît plus en relation avec le chiffre des moulins dont disposaient les moines sur le bassin de la Mouge et de la Bourbonne. Pour les douze doyennés considérés, le chiffre de 45 moulins apparaît donc plus vraisemblable.

Alain Guerreau note que les moulins sont placés dans la description du domaine mais que leurs revenus paraissent plutôt considérés comme des redevances. Il existe cependant des ambiguïtés en ce qui concerne les installations de Beaumont sur Grosne. Sur sept des huit moulins, les moines détiennent des parts. Dans six cas, les moines ont les deux tiers, le dernier étant pour le meunier. Dans un cas, le moulin est partagé en moitié entre les moines et le meunier.

Le tableau ci-dessous permet de remarquer immédiatement que le cours de la Grosne et vraisemblablement les affluents situés sur son cours moyen rassemblent près de 30 moulins. La situation des moulins n’est généralement pas précisée dans chaque doyenné. Nous savons cependant qu’un moulin se trouve près de Malay.

Le texte donne peu d’information sur le doyenné de Laizé. Le territoire couvrirait Laizé mais aussi celui de Saint-Pierre de Lanques sur la commune de Péronne. Le document rattache à Laizé le domaine de Loisy, situé outre Saône sur les bords de la Seille. Les moulins pouvaient donc se trouver dans cet ensemble.

Les revenus de Beaumont-sur-Grosne dépendante d’un territoire placé à l’extrémité du cours inférieur de la Grosne où l’on trouve, outre Beaumont, Saint-Cyr, Saint-Ambreuil et Varennes. Des dépendances du doyenné sont mentionnées dans la vallée du cours inférieur du Grison, à Champlieu, Mancey, Etrigny et Nanton. Ozenay situé sur la Natouze marque l’extension méridionale de Beaumont. Le doyenné compte 8 moulins qui pourraient se répartir en deux groupes. Le premier groupe pourrait plus être situé soit sur Beaumont, soit sur le secteur englobant Varennes, Saint-Ambreuil, la rive gauche du Grison et Ozenay. Le deuxième groupe apparaît dans le texte associé à la localité de Sanctum Desiderium. Les moines ne possédaient pas la totalité des parts de moulins. Sur le premier groupe, 3 moulins étaient répartis en deux parts pour les clunisiens et une part pour le meunier (molendinarius). La dernière installation était tenue en moitié par les religieux et le meunier. Dans le deuxième groupe, un moulin est entièrement tenu par Beaumont. Pour les trois autres machines, la répartition s’établit selon deux parts pour les moines et une part pour le meunier (fig. 115).

Le doyenné de Saint-Gengoux est implanté sur Saint-Gengoux, Cercy et la Chapelle-de-Bragny. Avec 9 unités, le nombre de moulins est important. Il semble difficile que l’ensemble soit placé sur la Grosne. Une partie devait être située sur des affluents de la rivière comme le ruisseau de Nourux. Des moulins pourraient avoir été donnés à Cluny sur les terres arrosées par le ruisseau dès 10201037. Un moulin est acquis très tôt par les moines à la Chapelle-de-Bragny (fig. 115)1038.

Deux moulins dépendaient du doyenné de Malay. Un des moulins est cité près de la localité très vraisemblablement sur la Grosne. L’autre moulin n’est pas précisément situé. Il pourrait être aussi placé dans les environs du chef-lieu de la decania. Par ailleurs, Savigny devait des redevances en froment et en orge, mais rien n’indique que, sur ce lieu proche de la confluence entre la Grosne et la Guye, des moulins étaient associés à l’économie du doyenné (fig. 115).

Le doyenné de Saint-Hyppolite est un grand possesseur de moulins. 9 installations sont mentionnées. La description des revenus de la decania signale en plus de Saint-Hyppolite deux autres lieux, une localité non identifiée, Pugeos, et Chazelle. 7 roues seraient associées à la localité qui n’est pas reconnue. Les deux autres moulins seraient plutôt localisés sur les territoires de Saint-Hyppolite et de Chazelle. Nous savons que des moulins sont donnés sur Chazelle à la fin du XIe siècle. Il n’est pas exclu que les installations citées dans la description des revenus correspondent à des machines données par Joceran en 1089 (fig. 115).

Le doyenné de Lourdon étendait sa domination sur la vallée de la Grosne entre le nord de Cluny et Taizé ainsi que dans la haute vallée du Grison et aux sources de la Mouge et de l’Ail (affluent de la Bourbonne). Le texte donne deux moulins dépendant de Lourdon. Le premier appelé molendinum de Crusiles devait se situer dans les environs de Cruzille sur l’Ail. L’autre installation est appelée molendinum de Mailli. Le lieu-dit les Maillys correspond à une villa qui était située au nord de Cluny et sur la Grosne. Des documents rapportent la donation d’un moulin sur la Grosne au nord de Cluny (fig. 115)1039.

Un moulin est cité dans la description des revenus du doyenné de Cluny. Il s’agit du moulin de Vernei. Ce moulin est connu par ailleurs dans les chartes. Il serait cité en 1217 pour sa garde1040. Il est plus que probable que son implantation, qui n’est pas précisée, se trouve sur Cluny (fig. 115).

Situé aux portes de Mâcon, le doyenné de Saint-Martin-des-Vignes avait des dépendances dans le Mâconnais à Nancelle et Varennes-les-Mâcon. Son territoire s’étendait aussi de l’autre côté de la Saône sur Replonges, Dommartin et Cruzilles-lès-Mépillat. La situation du seul moulin mentionné n’est pas facile à découvrir (fig. 115).

Le petit doyenné de Berzé disposait lui aussi d’un moulin. La description ne donne que les revenus de la localité. Le moulin devrait en toute logique se trouver dans la vallée où coule le Fil qui se jette quelques kilomètres plus à l’est dans la Petite Grosne. La aussi, la localisation de l’installation est malaisée (fig. 115).

Les trois autres doyennés sont situés en dehors des territoires du Mâconnais. Il s’agit de Chaveyriat, en Bresse, dont dépendait un moulin, de Montberthoud dans les Dombes qui percevait les redevances de 3 moulins, d’Arpayé dans le Beaujolais et ses trois moulins.

Les redevances sur les moulins sont diverses. Les profits sont généralement en céréales. À Montberthoud, les moulins rapportent de l’argent, du vin ou des animaux, porc ou mouton. La mesure utilisée pour les céréales est principalement le setier. Cependant, le bichet et le panal sont utilisés dans le cas de Malay et d’Arpayé1041. Les revenus en céréales sont souvent en annone. Ce terme pourrait recouvrir deux sens, soit celui de grain, soit celui de méteil1042. Le méteil était connu au Moyen Âge comme un mélange de céréales pouvant être réservé à la consommation locale. Cette orientation du moulin vers l’autoconsommation est nettement signalée dans les descriptions des decania de Beaumont et de Saint-hyppolite. Dans ces cas, le texte ne signale pas ce que rendent les moulins. En revanche, le document note que, pour Beaumont, les moulins suffisent, les bonnes années, à nourrir pour quatre d’entre eux, la minoris familie, et pour les quatre suivants, a tocius familie 1043 . Pour Saint-Hyppolite, sept moulins fournissent, les bonnes années, avec le four, 2 setiers par semaine ce qui permet de procurer la nourriture quotidienne à 20 hommes1044.

Cinq moulins fournissent soit du froment soit du seigle. Il s’agit de deux installations placées à Saint-hyppolite, du moulin du doyenné de Cluny, d’un moulin à Montberthoud et de deux moulins à Arpayé. Le moulin de Cluny produit à lui seul 20 setiers de froment. Cela pourrait traduire une orientation des céréales nobles vers la consommation des moines. À Saint-Hyppolite, les revenus de 15 setiers sont pour moitié de froment et pour moitié d’orge. Les moulins devaient-il autant de froment et d’orge ? Il apparaît plus plausible que les moulins aient des redevances spécifiques dans la mesure où le grain était transformé en farine. La question se pose aussi pour deux moulins situés dans la decania d’Arpayé.

Pour Laizé, il est possible de s’interroger sur la redevance des moulins. Le texte signale en effet que Laizé devait 242 pains faisant chacun le seizième d’un setier selon la mesure de Cluny. Cela ferait un peu plus de quinze setiers. Il faut ajouter à cette première redevance, 24 pains de seigles dont la mesure n’est pas indiquée. Le texte précise qu’il existe sur le doyenné de Laizé, cinq moulins et un four, c’est-à-dire le nécessaire pour faire du pain. Il serait possible par extension, mais malheureusement sans assurance, d’envisager que les moulins de la maison mâconnaise rendaient au moins 3 setiers par installations.

Les redevances sur les moulins de la vallée de la Grosne sont les plus importantes. Près des deux tiers des installations sont en effet mentionnées sur des doyennés qui sont tout ou en partie orientés sur la plaine de l’affluent de la Saône. Si l’on calcule la moyenne des productions, les moulins du bassin de la Grosne sont redevables d’un peu moins de 10 setiers. En revanche, pour les autres régions, le taux passe à un peu plus de 6,5 setiers. Nous ne prenons pas en compte dans ce calcul l’éventuel rendement des moulins de Laizé. Les moulins de Montberthoud, de Beaumont et de Laizé ne sont pas comptés dans ces calculs du fait soit du manque de données soit de la variété des types de redevances.

Ces moyennes regroupent cependant une diversité des situations. Sur les moulins orientés vers les eaux de la Grosne, les redevances vont de 4 setiers, peut-être de méteil, pour un des moulins de Malay à 20 setiers de froment pour le moulin de Cluny. Pour les autres régions, les revenus sont placés entre 1 setier et 12 setiers par moulins. Si l’on exclut de ce dernier groupe, les moulins situés sur les doyennés de la Bresse et du Beaujolais, il faut remarquer que le taux moyen du rendement de la région mâconnaise tombe à moins de 6 % en comptant un moulin dont les revenus sont de 12 setiers. Les moulins de Berzé et de Saint-Martin-des-Vignes sont de faibles rendements. À Berzé, la redevance est d’un setier, à Saint-Martin de 3. Nous avons ici des chiffres que nous avons laborieusement extraits des redevances de Laizé. Il pourrait donc se dessiner à partir des redevances des doyennés une subdivision des moulins en grosses et petites installations. Les petites installations se trouvent essentiellement dans les doyennés du Mâconnais. Elles correspondent à des équipements installés sur des rivières de moindres importances. La vallée de la Grosne fournit l’essentiel des installations à forts rendements. La prospérité de moulins laisse supposer que le fil de la Grosne était amplement exploité par le nombre des installations mais aussi par la qualité des machines. Il y a cependant dans cet ensemble un cas particulier. Le moulin de Crusiles, dépendant de Lourdon, est soumis à une forte redevance, équivalente à celle du moulin des Maillys qui est assis sur la Grosne. Or, la machine hydraulique était vraisemblablement installée sur l’Ail qui est un ruisseau à faible capacité hydraulique. Mais, on ne peut pas écarter que ce moulin ait été installé à un autre endroit permettant de meilleurs rendements

Tableau des capacités hydrauliques des doyennés de Cluny.
Tableau des capacités hydrauliques des doyennés de Cluny.
Notes
1029.

CLU 1460 datée de 978. L’abbé Mayeul accorde au clerc Leutbaldo un précaire sur plusieurs manses dont un manse comportant des moulins. XII deniers sont dus chaque année à la fête des apôtres Pierre.

1030.

CLU 4662

1031.

Alain Guerreau.

1032.

CLU 4143

1033.

Voir note, Recueil des chartes de l’abbaye de Cluny, t. V, p. 489-490.

1034.

Alain Guerreau, 1980, p. 83-84

1035.

CLU 4142

1036.

Didier Mehu 2001, p. 90-91. A. Déléage, p. 428-429. Sur cette question : Alain Guerreau, p. 122.

1037.

CLU 2729 Donation de l’église de Saint-Gengoux et de terres sur Vaux et Nourux (Nugeriolas).

1038.

CLU 305. Vers 927-942

1039.

CLU 130 et CLU 2199.

1040.

CLU 4512

1041.

2,5 bichets de Tournus sont égaux à 1 setier de Cluny. Quatre panals correspondent à un setier. D’après Alain Guerreau, 1980, p. 91.

1042.

Alain Guerreau, 1980, p. 97.

1043.

Hec IIII molendina, si bonum tempus fuerit, sufficiunt ad procurationem minoris familie Et hec IIII molendina, si bonum tempus fuerit, sufficiunt ad procurationem tocius familie…

1044.

Sunt ibi VII sedilia, in quibus sunt dupplices rote molendinum, et si bonum fuerit tempus, II sext. reddunt in hebdomada vel cum furno uno qui ibi est, procurare possunt XX homine cotidie…