III.4. Cluny : L’hydraulique maîtrisée.

Précédemment, nous avons défini que le choix du site de Cluny avait été mûrement réfléchi. La mise en place d’une communauté bénédictine dans la vallée de la Grosne, sur la bordure orientale d’un de ses importants affluents est tributaire d’une tradition d’implantation qu’il est possible de suivre antérieurement dans le monde monastique du haut Moyen Âge, au plus tard à la période carolingienne. Les constructions données par Guillaume le Pieux pourraient être éventuellement placées à proximité du site choisi, mais pas nécessairement à l’emplacement du site d’implantation du cloître. Les résultats des analyses géomorphologiques semblent en effet indiquer que le lieu où les moines se fixent à partir de 910 n’était pas adapté à une installation pérenne du haut Moyen Âge.

Le site naturel où seront construits les premiers bâtiments de l’abbaye correspond à une terrasse alluviale de formation récente puisqu’elle se met en place entre l’Antiquité et le Xe siècle. Un affluent de la Grosne arrose la marge méridionale de ce relief. Le ruisseau, ou plus exactement sa dérivation, prendra par la suite le nom de Médasson. L’ancien lit majeur de la Grosne se trouvait à l’est et à près de 4 m (234,50/238,20) en contrebas de la terrasse où l’archéologie a découvert les plus anciennes constructions du monastère.

Actuellement, le site qui a accueilli les moines de Bernon a disparu. Il reste difficilement décelable. Au fil du temps, de profondes modifications ont contribué à masquer les composantes du relief telles qu’elles sont apparues aux religieux du début du Xe siècle. Divers aménagements des terrains ont été régulièrement remarqués lors des différentes opérations archéologiques. Au cours de son développement, le site du monastère a été l’objet d’importantes transformations du relief causées par des remblayages ou des décaissements. La conjonction réalisée entre l’ampleur de l’ambition constructive des moines et les caractéristiques du milieu naturel, au substrat géologique perturbé, composé de rapides successions de faciès différents, est en grande partie à l’origine de l’énorme modelage de la vallée de la Grosne au droit de l’abbaye de Cluny.

À côté du monastère, la mise en place de l’agglomération de Cluny contribue aussi à générer en dehors de l’enceinte monastique de nouvelles planimétries. Les acteurs principaux de ces transformations sont essentiellement les moines qui organisent le cadre d’implantation de la ville. La transformation des cours d’eau en réseau hydraulique apparaît comme un des éléments majeurs du développement de l’agglomération. Les nombreux canaux édifiés pour les besoins des moines constituent une trame autour desquelles le tissu urbain se tisse. L’établissement de protections contre les eaux favorise le glissement de l’agglomération sur les alluvions plus incertaines du fond de vallée.

Les derniers siècles de l’histoire de Cluny sont aussi faits de bouleversements qui induisent l’établissement d’un nouvel espace. La période moderne a été un moment de forts remaniements avec la destruction presque totale de l’ancien monastère, puis celle de l’église abbatiale. L’appropriation des bâtiments claustraux pour les besoins de la nouvelle société laïque contribue un peu plus à perturber la lecture du site. Le désenclavement nécessaire des espaces autrefois isolés du monde laïc provoque des destructions importantes et de nouveaux remblayages.

Dès leur installation, les moines vont vraisemblablement agir sur le milieu afin que celui-ci puisse répondre au mieux à leurs besoins. Il est fort possible qu’à l’origine, le site n’ait pas été l’objet d’adaptations complexes et coûteuses. Très vite cependant, avec la forte augmentation de l’effectif de la communauté1147, d’autres nécessités ont dû surgir. Au XIIe siècle, l’abbaye pourrait compter jusqu’à 300 moines. La première des obligations face à cet accroissement de la population monastique a été de construire des bâtiments suffisamment spacieux pour accueillir l’ensemble des religieux. Mais, malgré cette augmentation des espaces, les lieux restent étroits pour une communauté si importante1148. Dans ces conditions, le confinement et la promiscuité pouvaient poser des désagréments de divers ordres. Plus que tout autre monastère, l’abbaye de Cluny est une cité surpeuplée. Sur les questions de l’hygiène et de l’accès à l’eau, les religieux ont dû répondre par des moyens adaptés à la configuration d’une forte densité monastique. Le résultat des différents travaux hydrauliques dans l’abbaye et la ville est impressionnant. Leur dimension se trouve en rapport avec l’important développement du bâti abbatial. Actuellement, les différents réseaux anciens se développent sur près de cinq kilomètres dans le sous-sol de Cluny. Les proportions des deux chaussées d’étangs qu’il est possible d’observer au sud et au nord de la ville sont initiées de l’ambition constructive qui trouve son paradigme dans la grande église abbatiale.

Une fois les premières observations passées, il faut admettre que l’analyse des réseaux hydrauliques dans leurs composantes et leurs chronologies apparaît compliquée. Un des premiers obstacles importants à surmonter est que l’ensemble des systèmes mis en place par les moines est encore aujourd’hui utilisé. L’adduction d’eau de la ville de Cluny a été construite entre la fin du XIXe siècle et les premières décennies du XXe siècle sur les installations prévues à l’origine pour le cloître. Les réseaux d’assainissement, dont certains tronçons sont médiévaux, charrient les diverses eaux sales provenant des maisons clunysoises et de l’École Nationale des Arts et Métiers. Par ailleurs, le manque d’entretien a provoqué un envasement organique des égouts monastiques. D’autres limites sont attachées à la dimension même du réseau et à ses modifications successives.

Notes
1147.

Plusieurs auteurs donnent des estimations du nombre de moines de chœur à Cluny. Sous l’abbatiat d’Odilon, l’abbaye pouvait compter près de 100 moines. Guy de Valous estime la communauté du XIIe siècle à300 moines. En 1250, l’effectif est de 200. Au XIVe siècle, le nombre de moines retrouve des chiffres proches du XIIe siècle. En 1319, les religieux sont 260, en 1322, 290. Par la suite, la communauté diminue. En 1416, il y a 120 moines à Cluny. Ils ne sont plus que 60 en 1456.

1148.

Un calcul rapide permet d’envisager que chaque moine du XIIe siècle eût un espace théorique de 30 m2 si l’on prend en compte uniquement l’aire des constructions du carré du cloître.