b. Installation des digues et premier réseau hydraulique

Des éléments de chronologie peuvent être induits de l’analyse des moulins se trouvant sur le tracé des rivières. Une première étude sur le moulin abbatial apporte quelques indices sur l’ancienneté d’une partie du système. La construction de la tour des Moulins serait antérieure à celle des greniers construits par l’abbé Yves de Vergy1301. Cependant, son installation ne peut guère remonter avant la fin du XIIe siècle ou le début du XIIIe siècle. En effet, correspondant au niveau du moulin, la base de la tour est construite avec des moellons brettelés dans un calcaire à entroques. Or, l’emploi de la bretture et l’utilisation de ce calcaire ne semblent pas apparaître à Cluny avant la construction des parties occidentales de l’avant-nef de l’église abbatiale, à la fin du XIIe siècle. L’amenée d’eau serait au plus tard contemporaine de la construction du moulin qui peut se situer dans la première moitié du XIIIe siècle. Situé en aval à l’extérieur de la ville, le moulin de Rochefort est attesté dans une charte de Cluny de 12821302. Si la Grosne est mentionnée, le document ne donne pas de précisions sur la disposition de la rivière à cet endroit. Il n’est en particulier pas possible de savoir par ce biais si le cours d’eau est déjà dévié à l’est.

La ville et l’abbaye de Cluny semblent donc posséder depuis le XIIIe siècle le système d’étangs et de canaux de dérivation qui persiste jusqu’à maintenant. Mais, les aménagements hydrauliques des trois premiers siècles de l’abbaye sont inconnus pour l’instant. Cependant, certains éléments permettent de supposer que le réseau dans ses grandes lignes pourrait être ancien. Les limites méridionale et septentrionale de l’aire de pureté telle que l’a définie Pierre d’Albano en 1080 correspondent de manière assez surprenante avec les marges des aménagements hydrauliques propres à Cluny. Par ailleurs, le développement de l’abbaye et celui de la ville ne peuvent être envisagés sans l’existence d’une digue de protection qui formerait peut-être le noyau de la levée du Grand-Étang. Or, cet aménagement est à la base du dispositif hydraulique connu.

L’étude des aménagements hydrauliques sur Cluny pousse à étudier la manière dont les moines ont pu organiser la vallée de la Grosne et plus généralement leur domaine. En effet, il est intéressant de remarquer que le développement de la ville de Cluny autour du pôle dynamique de l’abbaye pourrait s’être fait au détriment de certains lieux occupés à l’époque carolingienne. Or, ces derniers sont situés d’une part dans ou à proximité de la plaine alluviale de la Grosne et d’autre part, à l’ouest de Cluny, sur les pentes humides favorables à la mise en place de captage de sources pour l’approvisionnement des fontaines du monastère. Deux chefs lieux d’ager mentionnés plusieurs fois dans les chartes de Cluny ont disparu dans le cadre de cette nouvelle distribution territoriale. Il s’agit de Merzé au nord de l’abbaye situé près de la Grosne et de Ruffey placé à proximité de la source la plus importante de la microrégion. En étudiant l’organisation actuelle du territoire, il est évident que le moulin de Merzé et la ferme de Ruffey marquent l’emplacement de bourgs avortés. Au Xe siècle, l’insistance qu’ont les moines à s’approprier les terres de l’ager de Ruffey (Villa de Vetis Canevas, villa de Ruffey) par échange ou donation pourraient être un argument important permettant de percevoir une certaine planification dans le cadre des possessions monastiques. Dans cette optique, le besoin d’eau pour des fontaines et pour des aménagements lourds comme ceux de moulins pourrait avoir été déterminant.

Le Liber tramitis aeui Odilonis donne somme toute la description d’un monastère qui dans la première moitié du XIe siècle s’étend très peu au-delà du cloître et de la deuxième église abbatiale1303. L’abbaye d’Odilon pourrait être implantée sur la plate-forme des 238-239 m et éventuellement s’étendre très partiellement sur le pied de terrasse1304. La première bousculade dans cette ordonnance entre bâti et relief pourrait correspondre à l’installation de la grande église abbatiale. La dimension du projet justifie le percement du pied de la colline Saint-Mayeul à l’ouest et la mise en place d’une plateforme qui permette une extension orientale de la terrasse alluviale sur le lit majeur de la Grosne. L’important apport de terres provoquant la modification du bord de terrasse est vraisemblablement plus en rapport avec le creusement des fondations de la grande église. Il ne découle pas d’une volonté des moines d’agrandir les espaces placés à l’abri des inondations. Rappelons que les fouilles archéologiques effectuées en arrière du mur de façade,1305 sur la cour de la congrégation et sur le transept avaient permis de retrouver d’importants chaînages liant les murs et les piles de l’église. Les constructions en sous-œuvre ont pu être reconnues sur une largeur de 3,50 m à la hauteur du transept. Le mur occidental du croisillon atteint quant à lui 5 m de large. À l’ouest, les maçonneries transversales sont un peu moins larges avec une dimension de 2,50 m, ce qui reste respectable. Dans la grande église, la profondeur des fondations évolue en fonction de la qualité des terrains rencontrés. Reposant sur les marnes calcaires du jurassique (Oxfordien supérieur), la façade est à peine fondée. À ce niveau, les chaînages ont une épaisseur de 0,50 m. En revanche, plus à l’est, dans les alluvions de la terrasse alluviales, les maçonneries sont profondément ancrées, de l’ordre de 1,60 m près de la porte Galilée, de 2,20 m à 2,40 m dans le transept et de 3,50 à 4 m au niveau du petit transept1306. Si l’on envisage que la surface fouillée du transept apporte suffisamment d’éléments pour que l’on puisse faire une estimation des terres extraite du site, il faudrait envisager que les constructeurs aient généré lors du creusement des fondations un volume avoisinant 10 000 m3. Dans le contexte du chantier médiéval, il apparaît raisonnable de supposer que cette importante quantité de terre ait été déposée à proximité de la construction. Un important apport artificiel de limons jaune a pu être identifié à près de 40 m à l’est de l’extrémité du chevet de l'ancienne église abbatiale. Entre ces deux points, les reconnaissances archéologiques permettent d’envisager que ces terrains composent le terre-plein situé en arrière de l’église. Ce relief est encore ressenti dans la topographie actuelle avec la différence de niveaux qui existe entre la partie sud de l’allée dite d’Abélard et le sol des ateliers de l’Ensam. Si les travaux du XVIIIe siècle ont modifié les lieux, le plan anonyme donne vraisemblablement l’ancienne extension de ce relief artificiel entre le chevet de l’abbatiale et la construction assimilée au palais de l’abbé Odes de la Perrière. La qualité des terres constituant la terrasse rappelle le substrat dans lequel est fondé le transept.

Une autre observation capitale de la fouille de 1996 est d’avoir remarqué que les limons recouvrent des niveaux construits. Ces découvertes bouleversent en particulier les conclusions de Kenneth John Conant sur le développement de l’abbaye. En effet, une extension de l’abbaye au-delà du chevet de l’église et de l’aile de l’infirmerie n’avait pas été supposée. Dans son schéma d’évolution du monastère, l’archéologue américain place au plus un mur d’enceinte qui serait construit à partir de la fin du XIe siècle1307. Les constructions mises en évidence en 1996 se situeraient en dehors du mur appelé mur de l’abbé Hugues par l’archéologue américain dans l’état de l’abbaye en 11571308.Si l’on envisage pour les limons, l’hypothèse du dépôt des matériaux issu du creusement des fondations de l’église, il faut admettre que des bâtiments aient été établis avant le chantier des fondations de l’abbatiale. La construction extrêmement soignée des maçonneries laisserait cependant envisager des datations de peu antérieures à la fin du XIe siècle. Il ne faut pas écarter la possibilité que les bâtiments repérés puissent appartenir à l’aire du chantier de l’église. La mise en évidence d’un important dépôt de scories d’affinage induit l’existence d’une forge. Le secteur avait vraisemblablement une fonction artisanale. La présence d’un forgeron est nécessaire dans le cadre d’un chantier de construction. À partir de 1088, la mise en place du chantier de l’église abbatiale ouvre une brèche dans la fortification. Il n’est pas exclu que le nouveau périmètre englobe dès la fin du XIe siècle les espaces adjacents à l’emprise de la grande église. Dans cette périphérie, il faut mettre en place les zones de déblais, les terres placées au chevet, et le secteur réservé aux différents corps de métiers travaillant sur le bâtiment. Afin par ailleurs de préserver le silence du cloître, les ateliers ne pouvaient se placer qu’au nord ou au nord-est de la nouvelle construction. Faut-il envisager que dès l’abbatiat d’Hugues de Semur l’enceinte prenne sa forme définitive ? Possible, mais la démonstration demanderait une étude archéologique du mur de clôture.

La configuration des bâtiments laisserait induire que leur établissement est peut-être plus pérenne que celui de loges, encore que l’église de Cluny, conçue en une nuit, n’a pas été construite en un jour. En effet, l’orientation des maçonneries est très proche de celles qui caractérisent l’aile de l’infirmerie. Cette constatation pourrait lier les bâtiments aux maçonneries de l’infirmerie. Malheureusement, une importante perturbation moderne a rompu les éventuels liens spatiaux qui auraient permis d’augmenter considérablement l’emprise des constructions situées en arrière de l’église Notre-Dame.

Les sols attachés à ces constructions sont à des altitudes très voisines de celui du lit majeur de la Grosne. Rappelons que ces vestiges se situent à une cote voisine de 234,50 m NGF alors que l’église et le cloître sont construits aux altitudes de 238-239 m NGF. Le plan anonyme donne par ailleurs des indications approximatives sur la position altimétrique du bâtiment de l’infirmerie. Il était nécessaire d’utiliser un escalier pour accéder à la grande salle de l’aile transversale. Les indications du document sont assez imprécises mais il n’est pas exclu qu’un escalier à double volée soit représenté pour gérer la différence de niveau existant, à l’ouest, entre l’extérieur et l’intérieur du bâtiment. Le dénivelé serait donc assez important. Selon des paramètres qui ne sont pas connus, Kenneth John Conant a estimé la différence de niveau entre le sol du cloître et celui de l’infirmerie à 2 m. Cette cote est peut-être déduite en partie du nombre de marches indiquées dans le plan anonyme. Compte tenu des indications données par la fouille de 1996, il n’est pas impossible que le sol de l’infirmerie ait été situé un peu plus bas, non loin lui aussi de la cote de 234,50/235 m. L’archéologue américain attribue la construction de l’infirmerie telle qu’elle apparaît sur le plan anonyme à l’abbé Hugues de Semur.

D’après les quelques indices qui ont pu être récoltés, il apparaît bien probable que les moines envisagent de construire dans le fond de vallée dans le courant de la deuxième moitié du XIe siècle. Le glissement du monastère dans le fond de vallée suppose une modification du régime de la Grosne la contraignant notamment à ne plus déborder lors de crues annuelles. Les moines ont pu établir dès la deuxième du XIe siècle un système suffisamment efficace pour protéger de l’eau la traversée de Cluny. L’implantation d’une digue de protection en amont du monastère est donc tout à fait possible dès cette période.

La mise en place d’un système de régulation des crues suppose aussi des possibilités de développement pour le bourg de Cluny. Mais, que connaissons-nous du développement topographique de Cluny ? Peu de chose, il est vrai. La question de la mise en place de la ville de Cluny dans l’état que l’on peut connaître à partir des documents graphiques de la période moderne a été plusieurs fois abordée par les historiens. Reprenant les constatations de Paul Degueurce,1309 Georges Duby envisage une chronologie de développement de l’agglomération1310. En 994, le bourg de Cluny est situé à la porte du monastère sur la colline occidentale où est érigée une église paroissiale dédiée à saint Mayeul. Puis, le premier bourg devient une véritable ville en colonisant les espaces placés contre le mur sud du monastère, le long du ruisseau et du chemin menant à la Grosne. De nouvelles chapelles sont créées qui deviendront par la suite églises paroissiales : il s’agit de Sainte-Marie et de Saint-Odon, dans le futur faubourg Saint-Marcel. L’historien admet qu’en 1049, à la mort de l’abbé Odilon, la ville est topographiquement constituée. Les différents travaux qui suivent ne modifient pas substantiellement le processus d’évolution du bourg monastique envisagé par Georges Duby1311. Plus récemment, l’équipe dirigée par Philip Dixon et Gwyn Meirion-Jones complètent la chronologie en ajoutant une étape intermédiaire correspondant à la mise en place du quartier situé devant la porte de l’abbaye après l’installation du bourg Notre-Dame et avant l’installation du faubourg autour de la chapelle Saint-Odon1312. Quant à ce dernier, l’analyse pourrait placer sa création à la fin du XIe siècle, voire au début du siècle suivant1313. Récemment, Didier Mehu reprend la question de la topographie de Cluny en repartant de l’analyse des documents historiques1314. La chapelle Saint-Odon qui prendra par la suite la titulature de Saint Marcel n’est pas encore mentionnée dans le privilège d’immunité de Cluny confirmé par le pape Grégoire VII en 1075 alors que trois autres chapelles le sont. Il s’agit de Saint-Mayeul, Sainte-Marie et Saint-Odilon. En revanche, en 1095, dans la confirmation des privilèges de Cluny par Urbain II, un nouvel oratoire, la chapelle Saint-Odon bénéficie de la liberté et de l’immunité. La construction d’une nouvelle chapelle dans la partie orientale de la ville serait liée au développement d’un noyau de peuplement dans le lit majeur de la Grosne. La création de la chapelle Saint-Odon s’établit dans le contexte de la mise en place du culte du premier abbé de Cluny dont le dossier hagiographique est complètement remanié entre 1050 et 1120. En 1120, le pape Calixte II reconnaît le statut paroissial à l’ecclésia Saint-Odon. En 1160, la nouvelle église qui est construite à la place de la précédente prend le vocable de Saint-Marcel. L’analyse des documents laisserait donc envisager que le faubourg se mette en place dans le courant de la deuxième moitié du XIe siècle et qu’il se développe rapidement pendant la première moitié du XIIe siècle. Mis à part l’analyse documentaire, le quartier Saint-Marcel a fait l’objet d’une étude du bâti réalisé par Pierre Garrigou-Grandchamp et Jean-Denis Salvèque. Les résultats actuels ont cependant du mal à faire remonter les constructions du bas quartier antérieurement à la période gothique. En limite des quartiers Notre-Dame et Saint-Marcel, la maison située au n° 23, rue Filaterie apparaît comme l’exemple de maison romane le plus oriental de l’agglomération. L’intérêt de cette maison vient en particulier de sa charpente qui offre des datations très hautes. En effet, l’analyse dendrochronologique place les différents échantillons prélevés entre 1031 et 1099. Malheureusement pour notre propos, l’habitation, située dans les marges du quartier Saint-Marcel, n’est pas construite dans le fond de vallée. Deux opérations de fouilles préventives permettent d’avoir d’autres indices sur des occupations du sol à l’est de la ville. En 1994, une intervention effectuée préalablement à la construction de logements sociaux, rue Bénétin avait permis de retrouver des niveaux d’occupations très anciens par rapport aux hypothèses mises en place sur le développement de la ville. L’analyse dendrochronologique et la céramique retrouvée dans les contextes pourraient envisager une datation située à la fin du IXe siècle et le début du Xe siècle. Mais, comme pour le cas de la maison située rue Filaterie, nous nous trouvons sur les bords de la plaine alluviale. Très récemment, un diagnostic effectué dans le quartier des Tanneries n’a pas révélé d’occupation antérieure au XIIIe-XIVe siècle. Force est de constater que les deux opérations de fouilles restent très ponctuelles, et ne donnent pas d’éléments représentatifs de l’occupation du sol du quartier bas de la ville médiévale.

Notes
1301.

Bibliotheca Cluniacensis, col. 1668.

1302.

CLU 5 294

1303.

Liber Tramitis aeui Odilonis abbatis, C.C.M., T. X, p. 203-206.

1304.

cf. chapitre 1, p. de cette partie

1305.

Gilles Rollier, Rapport de synthèse, fouilles de sauvetage programmé, 1988-1989, Narthex de Cluny III et cour abbatiale, Service Régional de l’Archéologie de Bourgogne.

1306.

Anne Baud, Le chantier de la troisième église abbatiale de Cluny, Thèse de doctorat, Université Louis Lumière - Lyon II, 1996, p. 144-150.

1307.

Kenneth John Conant, Cluny, les églises et la maison…1968, Pl. V à VII.

1308.

op cit. Pl VI.

1309.

Paul Degueurce, « Cluny : Étude d’évolution urbaine », Études Rhodaniennes, Revue de Géographie Régionale, 1935, p. 121-154.

1310.

Georges DUBY, « La ville de Cluny au temps de saint Odilon », colloque A Cluny, 1950, p. 260-261.

1311.

Voir Michel Bouillot, « Formes et urbanismes, morphologie urbaine de la Saône-et-Loire », La vie urbaine, nouv. série, 3, juil.-sept. 1967, p. 195-197. « Présentation du vieux Cluny », colloque Pierre Abélard - Pierre le Vénérable, p. 63-68. « Contribution à l’étude des plans des villes clunisiennes », Mélanges d’Histoire et d’Archéologie offerts au Professeur Kenneth John Conant par l’Association Splendide Bourgogne, Mâcon, 1977, p. 174-179.

1312.

Philip Dixon et al., 1997, p. 88-97.

1313.

Idem, p. 96.

1314.

Didier Mehu, 2001, p. 210-230.