III.4.4.2. Les usages de l’eau dans la ville

Pour leurs différents besoins en eau, les moines vont progressivement modifier le réseau hydrologique dans le cadre du territoire immunitaire. Il en résulte l’édification d’un réseau de canaux relativement dense dans la partie basse de la ville de Cluny. Différentes activités artisanales nécessitant de l’eau se développent sur cet ensemble hydraulique. Nous rejoignons pour Cluny l’avis d’André Guillerme sur la colonisation des installations hydrauliques mises en place préalablement pour les besoins exclusifs des seigneurs laïques ou ecclésiastiques des villes du nord de la France1411.

À Cluny, l’essentiel des bras d’eau se situe dans le quartier Saint-Marcel. Construite vers 1160 à l’emplacement d’un oratoire dédié à saint Odon1412, l’église Saint-Marcel est dans un premier temps le centre d’un faubourg qui sera progressivement rattaché au bourg abbatial. Les privilèges pontificaux semblent indiquer que le fond de vallée est en cours de peuplement dès la fin du XIe siècle. Le détournement de la Grosne au XIIIe siècle au plus tard apporte la faisabilité du raccordement. Cependant, l’urbanisation de la partie basse de la ville n’est pas complète au Moyen Âge. Les observations archéologiques établies sur le secteur de la rue des Tanneries, appelée rue de Bourg Neuf dans les plans terrier du XVIIe et XVIIIe siècle, montrent que les premières constructions ne se mettent pas en place sur ce secteur avant les XVIe et XVIIe siècles1413. À l’opposé, il est aussi possible de s’interroger, sans malheureusement ici attendre pour l’instant beaucoup de réponse, sur l’origine de l’occupation à proximité du lit mineur de la Grosne. En effet, une autre fouille mise en place en 1994 sur une parcelle située au sud de la rue Bénétin a permis de repérer un niveau d’occupation très charbonneux associé à un poteau. La dendrochronologie pourrait laisser apparaître une utilisation du lieu à la fin du IXe siècle1414. Les deux marges chronologiques données par l’archéologie laisseraient entendre que la formation de l’habitat urbain du quartier Saint-Marcel serait plus complexe que ne le supposent les données de l’histoire.

Les canaux ont modelé le réseau viaire. Dans le quartier Notre-Dame, la rue principale longe sensiblement le cours du Médasson. Mais, c’est surtout dans les parties basses du quartier Saint-Marcel que ce phénomène est remarquable. Cette association entre l’eau et le chemin va faciliter l’installation d’artisans faisant usage de l’eau qui disposent à la fois d’un accès au réseau hydraulique et d’un « pignon sur rue ». Au XVIIIe siècle, l’essentiel des activités artisanales consommant de l’eau se trouve dans le quartier Saint-Marcel (fig. 211). Les plans terriers donnent en effet une cartographie intéressante dans la répartition des types de métiers.

Les teinturiers sont les seuls artisans à ne pas être installés sur le réseau découlant de la Grosne. Ils sont implantés dans le quartier Notre-Dame le long de la rue principale et sur le ruisseau de Médasson.

En revanche, dans le quartier Saint-Marcel, on trouve la Boucherie, les blanchisseries et les tanneurs. Chaque type d’activité utilise une partie spécifique du réseau hydraulique de Cluny. Ainsi, les eaux provenant d’une activité ne sont pas réutilisées par d’autres artisans.

Les blanchisseries utilisent essentiellement la partie amont du circuit hydraulique. Elles sont installées au sud et à l’est des murs de la ville sur le canal de la Servaise alimentée par la rivière de la Chaîne provenant des Quatre-Moulins et sur la dérivation de la Grosne. Une seule blanchisserie est placée à l’intérieur des murs. Sa limite parcellaire orientale est longée par la Petite rivière, peu après que celui-ci ne soit dérivé du bief du moulin abbatial.

Il existait une seule boucherie à Cluny. Elle était construite sur une place triangulaire d’où débouchaient quatre rues, la rue de la Boucherie (actuellement rue de la Liberté), la rue des Tripes (actuellement rue Bénétin), la rue Bellepierre et une rue appelée « la rue où passoit l’ancienne rivière ». Contrairement à ce qui a pu être précédemment envisagé, la boucherie n’est pas installée sur le bief amenant l’eau au moulin abbatial1415. La massacrerie disposait en effet d’une dérivation provenant de ce bief. L’exutoire final des eaux souillées était un canal placé au niveau de la « rue où passoit l’ancienne rivière » qui se déversait au sud dans le ruisseau de la Petite rivière ou rivière de l’Éclouze. La maison du XVe siècle situé au 19-21 de la rue de la Liberté dispose d’un porche qui permettait le passage du canal dérivé du bief du moulin qui lui circule du sud vers le nord sous l’habitation. Un texte de 1841 précise que l’encombrement de ce canal est la cause d’inondations sur la place et la rue Belle Pierre1416.

Les tanneries sont presque exclusivement placées le long du canal débouchant du moulin abbatial. Les parcelles sont installées entre la bien nommée rue des Tanneries et le mur d’enceinte de l’abbaye. Contrairement aux autres îlots du quartier, celui-ci est entièrement consacré à cette activité. Ailleurs, les parcelles où se trouvent des tanneurs sont peu nombreuses et très disséminées. On en trouve une sur le bief d’amenée au moulin en aval de l’hôpital. Une autre se trouve de l’autre côté de la rue de la boucherie sur un ancien déchargeoir présenté en activité sur le terrier Bollo. Une autre se situe non loin du ruisseau de la Petite Rivière. Une quatrième parcelle se place à proximité de la porte de Mâcon à un endroit où il n’y a pas de réseau hydraulique. Ces cas peuvent correspondre à des ateliers, mais, il peut aussi s’agir d’habitations occupées par des tanneurs. En revanche, une cinquième parcelle se place dans l’îlot se trouvant entre la rue des tanneries et la rue Filaterie. Compte tenu de la dimension de la partie bâtie, il n’est pas exclu qu’il y ait eu ici une activité artisanale.

Cette tannerie pourrait utiliser un canal qui est difficilement décelable aujourd’hui et qui provenait de l’ouest vers le moulin abbatial. Le terrier Bollo présente l’embranchement de ce canal avec la Petite rivière. Sur les plans terriers du XVIIIe siècle, il est possible de déceler les vestiges de la partie aval du canal qui se trouve dans le prolongement oriental d’une ligne parcellaire séparant l’îlot dans sa longueur. Cette ligne mènerait à l’ouest directement en amont du moulin abbatial. Les interventions archéologiques ont permis d’envisager que l’îlot situé entre la rue des tanneries et le mur d’enceinte de l’abbaye était d’urbanisation récente, au plus tôt du XVIe siècle1417. Les installations de tanneurs sont mises en place sur un important remblai qui permet de relever très sensiblement le sol sur une épaisseur qui peut atteindre plus de 1,50 m. Aucun vestige n’indique que ce secteur était construit avant les XVIe et XVIIe siècles. Cela impliquerait que l’activité de tannage des peaux était beaucoup moins présente à Cluny avant la période moderne, ou que cet artisanat se soit déplacé. Ce déplacement, s’il a été réalisé, peut avoir comme cause des modifications du réseau hydraulique effectuées par les moines. Il faut se demander si l’îlot placé entre la rue des tanneries et la rue Filaterie n’aurait pas été l’ancien secteur de cette activité polluante dans la mesure où le canal mis en évidence dans cette partie de la ville pouvait accueillir les tanneries. La parcelle de tanneurs qui est encore visible sur les plans terriers serait alors un vestige d’un type d’artisanat en cours de disparition sur ce secteur. L’analyse du bâti civil effectuée par Jean-Denis Salvèque et Pierre Garrigou-Grandchamp permettent de repérer, dans l’îlot concerné, des maisons pouvant dater des XIIIe et XIVe siècles1418. Cela impliquerait une antériorité de ce quartier par rapport aux constructions établies le long du mur d’enceinte.

La question de l’artisanat dans la ville de Cluny mériterait en soi une étude très complète qui sort du cadre de ce travail. Dans l’état actuel, nous avons du mal à remonter au-delà des informations léguées par les archives modernes, et en particulier les précieux plans terriers des XVIIe et XVIIIe siècle. Dans son travail sur la communauté clunisienne, Didier Mehu donne quelques indications directes ou indirectes sur l’artisanat médiéval à Cluny. Il atteste en particulier de l’ancienneté de la Boucherie et du rôle public de certains bouchers1419. Les documents clunisiens donnent par ailleurs des informations révélant les relations entre les moines et certains artisans. Le Liber tramitis signale plusieurs corps de métiers comme les tailleurs et les cordonniers ou les orfèvres1420. Leurs ateliers étaient placés dans le monastère vers la maison des hôtes et la sacristie et vers le noviciat et la boulangerie. Le coutumier d’Ulrich précise que des foulons récupéraient chaque mardi le linge des moines qui le rendaient le samedi suivant1421. Des marquages du linge permettent de repérer le linge du monastère dans une préoccupation vraisemblable de contrôle. On peut aussi par là envisager que les moines n’étaient pas les seuls fournisseurs en linge des foulons. Il est fort possible que cette activité nécessitant beaucoup d’eau ait été effectuée en dehors du monastère. Cette mention pourrait donc attester de l’existence de lavanderies ou de blanchisseries dans le bourg de Cluny dans les environs de 1080.

Notes
1411.

André Guillerme, 1990

1412.

La chapelle Saint-Odon est mentionnée pour la première fois dans le privilège d’immunité du Pape Urbain II en 1095.

1413.

Gilles Rollier, 2003.

1414.

Gilles Rollier, 1994. La céramique recueillie dans le niveau charbonneux ne contredit pas la possibilité de datation du IXe siècle. Le niveau renferme de la céramique à pâte grise . Parmi les pièces, il faut remarquer un vase à bord éversé, à col court possédant une légère carène entre le col et la panse, un fragment de panse avec décor à la molette.

1415.

Didier Mehu, 2001, p. 494 ; carte 43.

1416.

ACC

1417.

Gilles Rollier, rapport de fouilles, 2003.

1418.

Pierre Garrigou Grandchamp et al., 1997, p.225 et 234.

1419.

Didier Mehu, 2001, p. 494-495.

1420.

CCM X, p.205 et 206. Liber tramitis, liber alter, XVII.

1421.

PL CXLIX col 762, Ulrich, III, XVIII.