IV. Conclusion Générale

IV.1. Une culture de l'eau

IV.1.1. Les techniques hydrauliques

Lors du colloque de Royaumont, Alfons Zettler défendait l’hypothèse selon laquelle l’hydraulique monastique du haut Moyen Âge n’avait pas connu de réminiscences de l’Antiquité, ni d’engouement pour l’innovation1481. Il faudrait attendre le Moyen Âge classique pour que les religieux, et en particulier les cisterciens, utilisent réellement les techniques de l’eau. Pourtant, il n’est pas possible d’ignorer que les moines des premiers siècles du Moyen âge aient eu une propension à amener l’eau dans le monastère. Les études sur les abbayes carolingiennes signalent bien cette faculté des religieux à mettre en place les techniques permettant d’utiliser, dans la clôture ou dans le domaine, le potentiel hydraulique des rivières.

Dans l’ensemble, les techniques hydrauliques utilisées par les moines du Moyen Âge sont issues du monde antique. Il est possible d’être surpris de la pérennité de l’utilisation de moyens techniques dont l’origine peut parfois se remarquer très tôt dans l’Antiquité, dans des contextes géographiques et socio-économiques bien différents de ceux des sociétés qui verront la naissance puis le développement du monachisme occidental. L’invention minoenne du système de conduite en pots de terre cuite emboités trouvera par exemple un champ d’application favorable dans le monastère médiéval, et même au-delà puisque, avec des améliorations, ce type de canalisation sera utilisé dans le monde moderne jusqu’à la mise en place des adductions en fonte. Pour prendre un autre exemple, le moulin hydraulique décrit par Vitruve peu de temps finalement après son apparition constituerait, à la lumière d’une relecture des textes et d’un apport essentiel de l’archéologie, un indicateur marquant la continuité dans l’utilisation de moyens faisant œuvrer différents savoir-faire dans les domaines de la mécanique et de l’hydraulique.

Cet héritage ne peut se comprendre sans envisager la communauté d’une culture de l’eau. Quelque part, l’histoire de l’utilisation de l’eau est à mettre en parallèle avec celle de l’élevage. La domestication de l’eau est conséquente de la sédentarisation et se développera de diverses manières au gré des conditions socio-économiques et environnementales. Il reste à savoir comment la transmission des savoirs et des savoir-faire s’effectue, dans la progression de l’histoire, entre des sociétés parfois très diverses, qui peuvent être soumises à de profondes mutations. Les techniques hydrauliques sont nées des besoins de produire sur des terres manquant d’eau et de la croissance régulière du phénomène urbain. Plus tard, le monde romain accorde à l’eau une magnificence jamais égalée auparavant, considérant cette dernière comme un élément incontournable dans la romanisation. La fin de l’Antiquité rompt cette relation privilégiée entre l’élément liquide et l’expression culturelle. Cependant, l’eau s’immisce encore dans la ville ou dans les campagnes, en restant à un niveau vernaculaire ou d’une autre manière, à la faveur des besoins du Christianisme. Les baptistères offrent de beaux exemples dévoilant les savoir-faire et les capacités d’adaptation des hydrauliciens confrontés à de multiples situations.

Dans les campagnes, les exemples donnés dans les ouvrages de Cassiodore, de Grégoire de Tours ou encore dans la Vie des Pères du Jura pourraient révéler un intéressement des abbés à équiper les monastères des Ve et VIe siècles en systèmes utilisant l’eau. Pour les périodes hautes du Moyen Âge, l’appréciation de l’équipement hydraulique monastique est très délicate compte tenu du manque de données. En revanche, pour la période carolingienne, il ne fait plus de doute que les moines cultivaient leur intérêt pour les techniques hydrauliques et leurs diverses capacités. A l’instar des abbayes cisterciennes et bien avant leur avènement, les monastères carolingiens se donnaient les moyens de transformer le réseau hydrographique leur permettant ainsi de canaliser les flux d’eau là où les besoins des religieux s’en faisaient ressentir. Les différentes études historiques notent aussi l’implication des moines dans la gestion des moulins hydrauliques. Ainsi, les travaux réalisés par Etienne Champion et Dietrich Lohrmann à partir des polyptiques carolingiens laissent entrevoir des domaines ecclésiastiques très bien dotés en moulins et des cours d’eau qui étaient, dès le IXe siècle, équipés au maximum de leurs possibilités.

A partir du XIIe siècle, les aménagements réalisés en particulier par les moines cisterciens signalent un savoir-faire qui trouve son expérience dans les périodes antérieures. Cependant, les compétences des moines blancs s’établissent dans le cadre d’une nouvelle expression de la culture de l’eau qui se développe grâce à l’incitation de conditions socio-économiques qui tendent à une meilleure productivité des terres et des machines. Paul Benoit signale bien cette mutation qui, chez les cisterciens et plus généralement dans la société des XIIe et XIIIe siècles, débouche sur le développement d’activités manufacturières gourmandes en énergie.

Notes
1481.

Alfons Zettler, 1996, p. 74.