IV.2.1. Implantation de l’abbaye

Fondée en 910 dans le Mâconnais, l’abbaye de Cluny est installée à la confluence entre la Grosne et un ruisseau qui se dénomme le Médasson. Les constructions monastiques sont établies sur une terrasse alluviale récente qui permet la protection contre les eaux de débordement. Les moines auraient respecté une tradition d’implantation dont il serait tentant de trouver l’origine ou un jalon dans la fondation de Condate dans le Jura, mais qu’il apparaît possible de reconnaître dans de nombreuses installations carolingiennes, à commencer par le site d’Aniane choisi par Benoît, père référent dans l’apologétique clunisienne, et celui de Saint-Guilhem-le-Désert, établi par Guillaume d’Orange, aïeul illustre du duc d’Aquitaine, fondateur de Cluny. La situation du monastère du Mâconnais n’est pas unique dans le cadre de la mouvance clunisienne. Les sites fondés par Bernon apparaissent respecter le type d‘implantation de confluence.

Mais, Cluny est un site qui évolue fortement au cours du temps. Le monastère va en effet considérablement s’étendre sur de nouveaux espaces en débordant de la terrasse alluviale qui forme le noyau de son implantation. La construction de la troisième église abbatiale développe le monastère vers le nord et l’ouest. Ses fondations traversent les formations sédimentaires et l’ensemble des contextes alluviaux construits par la Grosne. L’accroissement de l’enceinte à l’est dans le lit majeur est tout aussi significatif. Des bâtiments vont être installés à proximité de la Grosne, très tôt dans l’histoire du monastère. L’aile de l’infirmerie se développe en direction de la rivière vraisemblablement sous l’abbatiat d’Hugues de Semur. Les fouilles qui ont été réalisées permettent d’envisager que les constructions puissent s’étendre bien au-delà du bâti qui est reconnu dans les documents anciens et les études de Kenneth John Conant. Le développement du monastère vers le sud est plus timide mais permet toutefois l’établissement de l’aile sud du cloître, avec en particulier de grandes latrines. Cette fièvre constructive doit être mise en parallèle avec le développement de la ville qui s’établit par une diffusion de l’habitat en direction du lit majeur de la rivière, à la fin du XIe siècle au plus tard. La première mention de la chapelle Saint-Odon en 1095, puis la mise en place de son statut paroissial en 1120 révèlent la présence d’une occupation, sous une forme encore inconnue, des bordures de la rivière.

D’installation de confluent, Cluny devient un monastère de fond de vallée. Avec l’implantation de constructions monastiques et laïques, la colonisation de la plaine alluviale scelle une autre relation du monastère avec le milieu naturel. Auparavant, les religieux adaptaient les constructions monastiques au site tout en modifiant, de façon limitée, ce dernier. L’installation de constructions dans la vallée ouvre une autre ère où les moines n’hésitent plus à s’installer dans des lieux difficiles. Elle s’accompagne de profondes transformations du lieu, qui passent par une mutation du réseau hydrologique en système hydraulique. Pour Cluny, la colonisation du lit majeur de la rivière dans le courant de la deuxième moitié du XIe siècle suppose que les moines aient rapidement mis en place des protections contre les eaux de la Grosne. Une des caractéristiques de la rivière est de sortir régulièrement du parcours sinueux offert par son lit mineur. La vallée de la rivière est régulièrement inondée, sauf au niveau de Cluny où les moines ont paré au problème de manière efficace. La digue du Grand-Étang, que les textes ne placent pas avant le XIIIe siècle, pourrait avoir éventuellement remplacé une chaussée antérieure. Nous n’avons malheureusement que peu d’arguments. Il est toutefois permis de remarquer la relative coïncidence entre la position du barrage et la description des termini méridionaux de l’aire de pureté de 1080. Un peu plus tard, la transformation de la digue en véritable fortification signale bien que le dispositif hydraulique formait la limite concrète et visuelle du territoire dans un secteur où la Carta d’Albano reste finalement assez floue.

Ce type d’établissement, qui apparaît auparavant exceptionnel, sera par la suite utilisé dans plusieurs monastères, en particulier chez les cisterciens, selon des modalités très proches de ce qui est observé à Cluny. Dans cette modification de la perception du paysage humanisé, les clunisiens se trouvent à la charnière entre deux conceptions du rapport au milieu. Par le glissement de l’abbaye de la terrasse près d’un confluent vers le fond de vallée, Cluny se place résolument entre la tradition, relayée par le monde carolingien, et l’innovation, qui caractérise les nouvelles sensibilités religieuses. C’est aussi à la même période que les moines de Cluny innovent en permettant à l’architecture de coloniser l’espace1484.

Dans le monde clunisien, la mise en place de bâtiments monastiques dans le fond de vallée reste inhabituelle. La tendance est de s’implanter dans des zones de confluence. Les monastères de l’abbé Bernon (Gigny, Baume-les-Messieurs, Déols) se caractérisent par l’utilisation raisonnée d’un site où se rencontrent deux cours d’eau. Mais, on trouve le même intérêt dans les maisons clunisiennes. Près de Cluny, Paray-le-Monial se trouve dans une configuration très voisine de la première implantation de Cluny. À la confluence d’un cours d’eau et d’un fleuve, Marcigny, la Charité-sur-Loire, Cosne-sur-Loire vont faire une économie judicieuse des flux d’eau. Dans d’autres conditions, Sauxillanges, Pommiers-en-Forez ou encore Charolles vont concilier leur relation au confluent avec les exigences du relief. Dans une certaine mesure, ces sites pourraient donner des états fossiles du développement de l’abbaye de Cluny. Par exemple, les cas de Paray-le-Monial ou de Marcigny sont en cela assez exemplaires. Mais, parallèlement, il est possible de trouver des sites de monastères conventuels, comme Lavoûte-Chilhac, qui n’obéissent pas à ce cas de figure1485.

Si l’on prend en compte les abbayes entrées par réforme dans le giron de Cluny, le nombre de sites de confluence augmente sensiblement. D’anciennes abbayes comme Luxeuil, Moissac, Arles-sur-Tech, Nogent-le-Rotrou ont été anciennement implantés dans des conditions similaires.

Les sites de confluence semblent avoir été aussi favorisés par les moines cisterciens. Parmi les abbayes d’importance, il faut mentionner Cîteaux, Clairvaux, Prébenoît, Aiguebelle, Saint-Jean d’Aulps, Alcobaça… Cet attrait pour le confluent pourrait indiquer que les moines blancs se situent dans une continuité en ce qui concerne les choix d’implantation. Les cisterciens peuvent apporter des solutions adaptées montrant des facultés d’innovation. À Aiguebelle, le monastère utilise une double confluence. À Valcroissant, les eaux de l’affluent qui permet l’alimentation des latrines et du moulin sont complétées par une partie de celles du torrent principal, eaux qui sont détournées vers le lit du cours d’eau mineur.

Les moines blancs ne dédaignent pas par ailleurs l’implantation en fond de vallée. Les cas de Fontenay, Vauluisant, Morimond, Montpeyroux, Mortemer ou le monastère féminin du Coyroux à Obazine mettent en avant différentes déclinaisons de ce type d’implantation. Elles signalent la grande maturité des moines à adapter un mode d’installation aux conditions imposées par le milieu naturel.

Sur les questions de l’implantation, les Clunisiens semblent avoir d’une certaine manière défriché pour les cisterciens. Mais, ne nous trompons pas, les moines de Cluny restent fortement attachés, et cela est aussi valable pour d’autres domaines de la vie monastique, à l’héritage du monachisme carolingien. Pour les cisterciens, cet héritage est d’autant plus important qu’il va leur permettre de dépasser le stade de leur genèse, située entre érémitisme et cénobitisme, pour acquérir le statut, autrefois détenu par Cluny, de grand mouvement réformateur du monachisme.

Notes
1484.

Anne Baud, 2003.

1485.

Le monastère auvergnat est installé dans un méandre étranglé de l’Allier qui forme une sorte de presqu’île. Nous avons pu envisager par extension que ce type d’implantation était similaire à celui de l’île.