IV.2.2. Les systèmes hydrauliques de l’abbaye de Cluny

A Cluny, Les systèmes hydrauliques sont proportionnels à la dimension du monastère. Ils apparaissent complexes dans leur chronologie et dans leur développement. Les comparaisons qu’il est possible d’établir n’appartiennent pas nécessairement au monde cistercien, mais peuvent se trouver dans les exemples de grosses installations monastiques comme celle de l’abbaye de Saint-Denis ou de Christchurch de Cantorbéry.

À l’instar des monastères cisterciens, Cluny a disposé de systèmes hydrauliques pour l’adduction d’eau, l’assainissement du monastère et pour faire fonctionner des moulins. La situation géographique de l’abbaye est remarquable et permet le déploiement des circuits d’eau. D’un point de vue pratique, la configuration naturelle permet à la fois de profiter d’un petit cours d’eau pouvant facilement être domestiqué pour les besoins des religieux (adduction d’eau, assainissement) et d’une rivière plus importante où seront en particulier construits des moulins.

Cluny a un réseau hydraulique dont la complexité est liée à la fois à la dimension de la communauté et aux diverses modifications apportées au bâti dans le cours de l’histoire du monastère. Le réseau d’assainissement apparaît plus compliqué que ce qui s’observe dans les autres maisons monastiques. L’abbaye médiévale a disposé de deux réseaux permettant de récupérer les eaux perdues et les eaux de pluie de l’aile sud et de l’aile nord. Ces deux égouts pourraient se rejoindre à l’est dans les viviers. Habituellement, il n’existe qu’un seul drain qui longe l’aile sud du cloître et passe sous les latrines. Un grand monastère comme celui de Saint-Denis dispose cependant de plusieurs canaux dérivés du Croult permettant de desservir les différentes ailes du cloître.

D’après les textes, l’eau de fontaine semble avoir été très présente dans le monastère de Cluny. Nous n’avons que très peu de mention du lavabo. Nous savons cependant qu’il existe dans le cloître sous l’abbatiat d’Odilon. Les coutumiers monastiques permettent d’envisager l’existence dès le troisième quart du XIe siècle d’un lavabo dans l’infirmerie, d’une fontaine dans la cuisine, d’un lavabo secret où les moines pouvaient laver leur linge. Nous savons par un texte plus tardif de 13191486 qu’il y avait une conduite de plomb entre la Galilée et l’abbatiale indiquant la présence de dispositifs hydrauliques du côté de l’église. Ces diverses données dressent la configuration compliquée d’un réseau d’adduction qui pourrait trouver d’étroits parallèles avec le système hydraulique présenté sur le plan de Christchurch de Cantorbéry.

Les installations hydrauliques se mettent en place dans le cadre des différents territoires formant l’immunité de Cluny. Au droit de l’abbaye et sur la vallée de la Grosne, la correspondance entre les limites de l’aire de pureté définie en 1080 par Pierre d’Albano et la construction hydraulique du site clunisien est frappante. Elle l’est d’autant plus qu’un moulin hydraulique, le moulin de Tornesac est cité comme limite du territoire au niveau de la vallée de la Grosne. Des textes plus tardifs place cette installation au pied de la digue de l’Etang-vieux dont les vestiges sont bien visibles actuellement au nord de Cluny. Ainsi, dès la fin du XIe siècle, le territoire sacré de l’abbaye englobe toute la partie de la vallée de la Grosne où sont aménagés les différents systèmes permettant la protection de la ville et de l’abbaye contre les eaux et l’alimentation des moulins. C’est dans ce contexte de topographie sacrée que le réseau hydrographique va être totalement modifié pour devenir dès le XIIIe siècle au plus tard un réseau totalement artificiel.

Les origines de cette modification du milieu ne sont pas directement connues. En revanche, la colonisation du fond de vallée par les constructions monastiques et par les prémices du faubourg Saint-Marcel pourrait supposer l’existence dès la fin du XIe siècle d’un premier dispositif permettant une protection contre les eaux de la Grosne au niveau d’un point d’étranglement de la vallée où sera par la suite construite la digue du Grand-Etang. A partir du XIIIe siècle, le dispositif hydraulique de Cluny est sensiblement défini jusqu’à la période moderne. Il se compose d’une importante digue en amont de la ville au pied de laquelle se trouve le moulin des Quatre-Moulins, de la dérivation de la rivière, de plusieurs canaux dont le plus important correspond au bief du moulin abbatial et de la digue de l’étang-vieux qui, nous l’avons vu, était en relation avec le moulin de Tornesac. Avec l’activité des moines, le réseau des cours d’eau de Cluny est devenu totalement artificiel sur une longueur de plus de 2,5 kilomètres.

L’implication de Cluny ne se limite pas à la proche banlieue de l’abbaye. Les moines acquièrent de nombreux moulins dans le Clunisois et le Mâconnais entre le Xe siècle et le XIIe siècle. L’intérêt des religieux pour ces machines permet d’apprécier indirectement l’état de l’équipement en moulins de la région au moment de l’installation du monastère. Dans le milieu du Xe siècle, il apparaît que la Grosne était très bien équipée en roues. Dans la première moitié du Xe siècle, le cours de la Grosne placé dans les environs de l’abbaye disposait d’un nombre de moulins équivalent à celui qu’il est possible de comptabiliser pour le XVIIIe siècle.

Les moines sont devenus progressivement propriétaires de dizaines de moulins dans une bonne partie du Mâconnais. On trouve des moulins clunisiens sur la Petite Grosne, sur la Mouge, dans une moindre mesure sur la Bourbonne. Cependant, il apparaît que les religieux ont favorisé les acquisitions sur le bassin de la Grosne, et particulièrement sur le drain principal. À la fin du XIe siècle, Cluny devient un maître omnipotent de la puissance hydraulique de la Grosne sur un tronçon situé entre Mazille et la Chapelle-de-Bragny.

La documentation clunisienne ne laisse pratiquement rien filtrer sur les capacités, la construction des machines hydrauliques et sur la manière dont l’eau était amenée. Nous touchons à une des limites de la documentation dont la fonction essentielle est d’assoir des droits de propriété. En effet, sur 187 mentions de moulins, il n’est possible de recueillir que 10 citations soit d’écluses, soit d’étangs directement associés à une installation hydraulique. Une grande partie des transactions concernent des moulins installés sur les rivières principales de la région, c’est-à-dire la Grosne et la Petite Grosne. Il apparaît aussi que l’équipement des cours d’eau plus modestes, voire des ruisseaux de faible ampleur s’impose dans le paysage du Mâconnais et dans la période située entre le Xe et le XIIe siècle. En plein milieu du XIIe siècle, des machines aux modestes productions pourraient participer à l’économie de petits doyennés clunisiens comme celui de Berzé alors que des installations ayant de bons rendements se placent sur les importantes décania orientées sur la Grosne.

La cartographie moderne indique que les petits cours d’eau n’ont pas été délaissés par la suite. En revanche, des installations mentionnées au niveau des plus petits drains ou sur le cours supérieur des rivières ont tendance à disparaître. Mais, ce ne sont pas les seules. Une partie des moulins installés sur la Grosne ne va pas plus persister. Les causes de ces abandons sont diverses. Elles sont à trouver dans la transformation de l’habitat aux Xe et XIe siècles à laquelle participe grandement l’abbaye de Cluny, dans l’organisation des doyennés, dans l’action volontaire des moines et dans une nouvelle répartition des machines qui favorise les installations implantées à l’origine dans les lieux où la rivière trouve son meilleur potentiel hydraulique.

Notes
1486.

Visite de l’abbaye de Cluny le 3 mai 1319. Gaston Charvin, 1967, T.II, p. 456.