IV.3.1. Les lieux de l’innovation

Parmi les questions qu’il est permis de se poser sur les sciences et techniques au Moyen Âge se trouvent celles relatives aux lieux de l’innovation. Les monastères ont correspondu à des milieux particulièrement propices à l’élaboration des différents arts. Compte tenu d’une plus grande facilité de l’historien du haut Moyen Âge à appréhender le fait monastique, Il est aussi possible d’envisager qu’ils correspondent à un observatoire privilégié de la société médiévale. Dans ce cas, les monastères auraient éventuellement joué un rôle d’émulation dans le cadre restreint des besoins de l’enclos ou de la gestion de leurs temporels.

Avant d’être un moine, le religieux est un homme dans son temps. Le bénédictin est, comme le conçoit Grégoire le Grand, cette « Israël qui descend chez les philistins pour faire aiguiser son soc, sa hache ou sa faux »1490. C’est le cas de saint Sabinien, bienheureux au monastère de Condate. Loin de condamner l’adresse du diacre dans la conduite des moulins et des pilons, la Vie des Pères du Jura opère cependant une hiérarchisation des activités du saint homme. La topographie vient naturellement au secours du narrateur. Pour assister aux offices, Sabinien monte rapidement depuis la rivière vers l’oratoire. Malgré des préoccupations très matérielles qui l’éloigneraient géographiquement et spirituellement du monastère, il se trouve le premier devant l’autel1491.

À l’image du moine jurassien du Ve siècle, il ne serait pas exclu d’envisager que les moines pouvaient exercer différentes compétences ou aptitudes dans le cadre de leur communauté. Au VIe siècle, la règle de saint Benoît préconise le travail manuel afin de lutter contre l’oisiveté1492. Le travail serait même une condition à l’état de moines1493. Par ailleurs, Le chapitre 66 recommande une disposition du monastère qui permette aux différents métiers de s’y exercer. Mais, il ne faut pas s’y tromper : le premier travail du moine pour Benoît et ses successeurs reste l’opus Dei.

Au début du monachisme bénédictin, le travail manuel occupait vraisemblablement une part importante de la journée du moine. Il recouvre essentiellement les activités agricoles et les tâches domestiques. Le chapitre 48 de la règle de saint Benoît signale l’occupation des moines aux récoltes. Les frères travaillent la terre quand la survie de la communauté en dépend.1494 Les premiers religieux de Fulda vivaient du travail de leurs mains.1495 À Corbie, les moines reçurent l’ordre d’aller couper les foins avant que la rivière en crue ne les gâte. Benoît d’Aniane assujettit les communautés qu’il réforme au travail. En revanche, il attribue aux laïques l’ars pistoria. C’est à eux de battre et moudre le grain. Les moines ont le rôle de pétrir et cuire le pain. Cette limitation de l’activité est connue dans les statuts réformistes du début du IXe siècle. Les religieux travaillent de leurs mains à la cuisine, au pétrin et dans les autres officines des arts (in caeteris artium officinis). Ils lavent eux-mêmes leurs vêtements1496. Une répartition des tâches se remarque à Corbie. Les moines font seuls le service de la cuisine mais les serviteurs laïques font tout le travail préparatoire.

Chez les clunisiens, l’opera manum semble ne plus avoir de place. Le moine est un orant dont l’attention est tournée vers la liturgie et les exercices spirituels. Mais, la diversité du monde clunisien suppose une variété des situations. Dans les petits prieurés ruraux, les religieux devaient plus qu’ailleurs assurer directement la tenue des installations et du temporel.

Les coutumiers renseignent quelque peu sur les activités manuelles au sein de la communauté clunisienne et en particulier à Cluny. Le moine Ulrich signale qu’à Cluny le travail consistait à dépouiller les fèves, à arracher les mauvaises herbes dans le jardin, et à pétrir le pain1497. Le liber Tramitis aeui Odilonis reste très évasif sur le type d’activités manuelles fournies aux moines de Cluny au XIe siècle. Il est fort possible que les occupations étaient très proches de ce que signale le coutumier d’Ulrich. L’abbaye disposait aussi d’ateliers où pouvaient éventuellement se trouver les religieux1498. Les activités manuelles étaient accompagnées par un rite précis où le chant avait une place importante.

Au XIIe siècle, Pierre le Vénérable préfère que les moines s’occupent de la copie des manuscrits et de l’enluminure plutôt que des travaux des champs. Les tâches des scriptoria sont pour lui plus en accord avec la vie spirituelle. En revanche, il rétablit le travail des mains dans l’article LXXXIX de ses statuts1499.

À partir de la période carolingienne, l’orientation de plus en accentuée vers opus dei pourrait notamment se traduire par une organisation des tâches entrainant une dichotomie entre savoirs et savoir-faire. Certaines connaissances pourraient échapper complètement à la compréhension des clercs. Ainsi, dans les monastères d’Aniane, la mouture n’est plus du ressort des religieux. Elle est laissée dans les mains des laïques qui deviennent les seuls détenteurs du savoir permettant dans la réalité de construire et de conduire un moulin. Plus tard dans le bas Moyen Âge, les acensements de moulins dévoilent cette entière délégation de la communauté religieuse par l’intermédiaire de son abbé à des techniciens à la fois charpentiers, mécaniciens et hydrauliciens. Dans le cas d’autres techniques complexes comme par exemple l’adduction d’eau des monastères, il est fort possible que nous puissions émettre les mêmes interrogations sur le rôle réel des laïcs.

À défaut de s’intégrer directement dans les processus d’innovations techniques, les moines, détenteurs du pouvoir sur les terres et sur les hommes, sont en mesure de modifier des coutumes techniques aux profits de disposition permettant un meilleur rendement. Cette faculté des religieux se remarque chez les clunisiens, avec notamment les acquisitions puis les modifications de l’équipement hydraulique sur la région mâconnaise, et bien sûr, de faits établis, dans le monde cistercien.

Notes
1490.

Grégoire le Grand, commentaires du premier livre des Rois.

1491.

Dans les passages qui relatent la sainteté de Sabinien, l’opposition entre la cité des bienheureux et le monde commun où se trouvent les pièges de toutes les tentations est nettement exprimée. La sainteté de Sabinien tient à ce qu’il déjout facilement les pièges que lui tend Satan, la nuit dans sa cellule ou au moment ou il dirige une équipe de moines pour la réfection d’un bief de moulin.

1492.

« L’oisiveté est ennemie de l’âme. C’est pourquoi à certaines heures, les frères doivent s’occuper au travail des mains , et à certaines autres à la lecture des choses divines. ». Otiositas inimica est animae, et ideo certe temporibus occupari debent fratres in labore manuum, certis iterum horis in lectione divina . Caput 48, 1

1493.

« si les conditions du lieu ou la pauvreté exigent qu’ils s’occupent par eux-même des récoltes, qu’ils ne s’attristent pas. Car c’est alors qu’ils sont vraiments moines, quand ils vivent du travail de laurs mains, comme nos Pères et les Apôtres ». Si autem necessitas locis aut paupertas exegerit, ut ad fruges recollegendas per se occupentur, non contristentur. quia tunc vere monachi sunt, si labore manuum suarum vivunt, sicut Patres nostri et Apostoli. Caput 48, 7 et 8)

1494.

cf note 35

1495.

Vitae Liobae, SS, XV, 129)

1496.

Vitae Walae, I, 10, SS, II, 536.

1497.

Patrologie Latine, CXLIX, col.675-676. « Certe, ut non mentiar quod ego saepius vidi, non erat aliud quam fabas novas et nondum bene maturas de folliculis suis egerere, vel in horto malas herbas et inutiles, et quae bonas herbas suffocabant , eruere ; et aliquando anes formare in pistrino. » traduction à faire

1498.

Liber tramitis aevi Odilonis, C.C.M. 10, p. 206. La description du monastère citent l’atelier de tailleurs et de cordonniers qui serait placé près de la sacristie et un atelier d’orfèvre situé semble -t-il au sud du cloître.

1499.

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