Introduction générale
L’expression du mouvement et son acquisition en français et en anglais

1. L’expression du mouvement et son acquisition : pourquoi et comment ?

Le point de départ de cette thèse est une notion extralinguistique : le mouvement, compris comme mouvement physique, et/ou mouvement senti, perçu, vécu. Au même titre que l’espace, dont il est pour de nombreux linguistes indissociable, « [L]e mouvement est un [autre] aspect du monde extérieur souvent inscrit dans les structures linguistiques » (Vandeloise, 1987 : 3). Et tout le problème pour nous réside dans la spécificité de cette (ou ces) inscription(s), plutôt que dans la qualité du mouvement lui-même.

Il faut dire que, pour qui reconnaît la spécificité irréductible des phénomènes langagiers, partir d’une notion extralinguistique n’a rien d’évident. Une telle démarche nous expose au piège de l’assimilation du linguistique et de l’extralinguistique : il serait en effet bien commode de pouvoir poser une équation parfaite entre le mouvement senti, perçu, vécu, et son expression linguistique. Au-delà du décalque parfait dont on se doute bien qu’il n’a pas lieu d’être, faut-il rechercher des correspondances entre réalité extralinguistique et constructions linguistiques ?

Nous pensons qu’elles seront nécessairement limitées. La façon dont l'espace et le mouvement s'expriment dans la langue, qui est aussi la "façon dont la langue perçoit cette réalité qu'est le corps" (Jamet, 1999 : 12), peut aussi bien être très éloignée d’une représentation objective du monde, et au sein de celui-ci, du mouvement. Les correspondances éventuelles seront d’autant plus limitées d’ailleurs qu’en tant que linguiste engagée dans l’analyse de ce qui se dit et se joue dans l’interaction avec un tout jeune enfant, nous n’avons pas véritablement affaire à de l’extralinguistique, mais à des contextes et à des situations, qui sont autant d’indices pour l’analyse.

Il s’agira avant tout ici de travailler sur des différences de structuration amplement reconnues, qui font du français et de l’anglais deux langues typologiquement différentes -du point de vue de la typologie sémantique de L. Talmy que nous présentons dans le chapitre I et discutons ensuite. Ces différences pourraient impliquer que l’on ne conceptualise pas de la même façon un événement donné. Ainsi par exemple, la préférence de la langue anglaise pour le concret, et notamment pour « l’explicitation de données sensorielles perçues » (Bottineau, 2004 : 111) devrait conduire les locuteurs à mentionner des éléments que les francophones passeront sous silence : c’est précisément du fait de la mention fréquente de telles données sensorielles, qui dans l’expression du déplacement ajoutent une indication sur la manière, que l’anglais a été considéré comme une langue où la manière était particulièrement saillante (« high manner salient language », Slobin, 2004b). Nous ne faisons ici qu’esquisser la comparaison, à partir d’un point de divergence souvent cité : l’un des objectifs de ce travail est de reprendre l’ensemble des différences repérées et de les confronter à des données d’acquisition du langage. Notre point de départ est donc le mouvement en langue, plutôt que le mouvement vécu, même si nous donnerons dans le premier chapitre un aperçu de la façon dont la relation entre les deux a pu être théorisée, et même s’il existe certainement un lien entre l’intérêt des nourrissons pour un monde en mouvement et le développement du langage (nous y revenons dans le chapitre III).

Ce dernier point intéresse particulièrement l’acquisition du langage puisqu’il pourrait apporter un élément d’explication supplémentaire et éclaircir ainsi, au moins en partie, le mystère de l’entrée de l’enfant dans la langue. Des travaux récents sur l’iconicité, et en particulier sur le rôle des onomatopées dans l’acquisition du langage, ont en effet occasionné une reprise de la question des origines du langage : ils engagent un questionnement que l’on ne peut pas laisser de côté lorsque l’on travaille sur les premières formes d’expression du mouvement, et qui importe aussi pour l’analyse linguistique en général. Contentons-nous pour l’instant de citer la formulation générale de ces questions que donnent Imai et al. (2008 : 63) : “ important questions about the nature and origin of language, including how language is linked to non-linguistic visual, auditory, tactile, and motion perceptions, and how iconicity in multi-sensory mappings bootstraps children to break the initial barrier for language learning”.C’est ce type de questionnement qui a déterminé le choix de nous concentrer sur l’acquisition précoce, et sur les premières formes d’expression du mouvement, moins décrites dans la littérature. Nous ne pourrons bien entendu y apporter que des réponses partielles, puisque nous travaillons seulement sur du linguistique, mais nous verrons que ces questions déterminent aussi une certaine conception du langage et de son acquisition. Nous revenons sur le lien entre perception et langage, et sur la façon dont il pourrait éclairer l'acquisition du langage, dans le chapitre I. Une partie du chapitre III analyse ensuite les illustrations que nous en offrent les productions précoces d'enfants francophones et anglophones.

Nous venons de présenter, à grands traits, les hypothèses qui ont orienté le choix de notre sujet et la construction de ce travail. Pour aborder nos données d'acquisition du langage, nous avons adopté les méthodes de la psycholinguistique : le chapitre II en rend compte. La méthode générale que nous avons suivie est cependant d'abord d'inspiration linguistique, et il est probablement nécessaire de présenter ici les grandes lignes de notre approche.