2. Approches linguistiques de l’expression du mouvement

Les analyses que nous présentons ici sont syncrétiques, au sens où elles ne sauraient être rattachées à une seule théorie linguistique : la diversité des voix que ce travail donne à entendre correspond à une volonté de prendre en compte toute la richesse du langage, en intégrant autant que faire se peut des réflexions issues de la philosophie du langage ou des sciences cognitives. Nos analyses ont cependant pour point d'ancrage la théorie des opérations énonciatives (désormais TOE) d'Antoine Culioli : nous en rappelons ici certains principes, qui motivent notre choix. Il s'agit, tout d'abord, d'une théorie linguistique qui reconnait la localisation comme opération primaire et primordiale du repérage linguistique. Et si l'idée n'est pas neuve, Berthonneau, Cadiot & Anscombre (1993 : 7) l'ont bien souligné, elle est ici au cœur de l'élaboration d’outils métalinguistiques. En effet, en TOE les opérations de repérage se construisent autour de l’opérateur ϵ(epsilon),qui permet a minima de localiser un terme par rapport à un autre, et donc de construire une relation binaire : par exemple, si l’on dit que « Marie joue dans sa chambre », Marie est localisée en lien avec le repère que constitue sa chambre. Mais on retrouve aussi cette opération de localisation dans toutes sortes de phénomènes linguistiques, de la construction d’une proposition relative à la topicalisation, en passant par les relations déictiques (Culioli, 1990 : 75). Dans l’énoncé « Je suis entré quand le téléphone sonnait », la subordonnée sert de repère pour l’action prédiquée dans la principale (Culioli 2002 : 210). On voit bien alors que l’analyse des faits de langue à partir d’opérations de repérage (et donc aussi de localisation) va bien au-delà des seuls énoncés locatifs : la localisation est aussi bien temporelle, elle peut aussi être notionnelle, comme dans : « un chien berger, un de ces chiens qui sont particulièrement fidèles à leurs maîtres » (ibid., p. 214). Il s’agit en fait d’un repérage abstrait, dont on peut donner une représentation spatialisée : Culioli se servait d’outils issus de la logique combinatoire mais aussi (et bien avant Talmy) de la topologie. Ce premier point détermine une conception particulière de la primarité du spatial, que nous adoptons dans ce travail : ce sont les repérages spatiaux qui sont primaires, ou premiers, vis-à-vis des autres types de repérages. L’analyse de certains marqueurs (premières prépositions, puis up) permettra de montrer comment cette conception s’articule avec d’autres propositions théoriques formulées dans des travaux récents.

Le second aspect de la TOE qui intéresse ce travail est son approche de la catégorisation, sur la base de formes schématiques déformables et d’ensembles aux frontières floues. La constitution d’un domaine notionnel se fait autour d’un attracteur et sur un gradient, qui permettent de structurer des classes d’occurrences. Or il est particulièrement important de reconnaître ce degré de liberté lorsque l’on s’intéresse à des productions orales spontanées en général, et au développement du langage de l’enfant en particulier, au cours duquel on ne voit pas se construire des classes structurées autour de propriétés ou de traits partagés par l’ensemble des éléments1. Dans les catégories émergentes décrites par E. Clark (2001), on observe plutôt comment se construisent des familles d’énoncés exprimant par exemple la notion de source, qui comprend non seulement les lieux (point de départ) mais aussi les agents, causes, possesseurs et comparants. Nous reprenons ci-dessous les exemples cités par Clark & Carpenter (1989), issus de suivis longitudinaux d’enfants de un an et demi à plus de cinq ans :

  1. Damon (2;2,3, en regardant un sandwich qu'il a fait tomber du coin de son assiette): These fall down from me.
  2. Julia (2;2, récit d'une visite chez le docteur) :
  3. I took my temperature from the doctor.
  4. Chris (3;0, à propos d'un personnage de son livre préféré) :
  5. He's really scared from Tommy.
  6. Shem (2;8,7, à propos de son camion de pompiers coincé en haut du garage) : That’s from I put a thing on it.
  7. Shem (3;0.13, sur l'image, un personnage donne une petite tape à son cheval) : That’s a finger from him.
  8. Walt (3;1.15, à propos des oreilles d’un lapin) : See? This ear is longer from the other ear.

On voit bien alors comment l’enfant construit un paradigme, par sur-généralisations successives : les énoncés ainsi regroupés présentent des ressemblances qui ne sont pas réductibles à un ensemble de traits communs, mais peuvent plutôt être ramenés à la notion, plurielle, de source, qui fonctionne ici comme attracteur. On voit aussi qu’une telle notion est schématique en ceci qu’elle ne permet pas de rendre compte de la multiplicité des effets de sens illustrés ci-dessus.

Ces quelques considérations suffisent à montrer que la TOE constitue, à de nombreux égards, un précédent souvent ignoré des linguistiques cognitives contemporaines. Les formes schématiques ressemblent aux schémas imagés (« image schemas ») dont partent les linguistiques cognitives pour représenter des noyaux de sens. De plus, les deux ensembles théoriques proposent des représentations spatialisées, géométrisées, auxquelles elles n’attribuent cependant pas le même statut. Car même si les modes de structuration du domaine notionnel culiolien rappellent les approches contemporaines de la catégorisation, et ne sont donc pas sans lien avec les découvertes liant fonctionnement cognitif et catégorisation (Rosch Heider, 1972), Culioli a toujours refusé de faire des représentations cognitives l’objet de la linguistique. De là un point de divergence entre TOE et linguistiques cognitives, majeur pour certains culioliens qui pensent que les outils métalinguistiques sont la trace d’opérations énonciatives irréductibles à des opérations cognitives (par exemple Frankel et Paillard, 1998), mineur pour d’autres qui s’intéressent à la pertinence cognitive de la pensée de Culioli (par exemple Victorri, 1997a et 2004 ; ou Desclés, 2002). Il est évident que l’approche linguistique adoptée ici permet, tout au plus, de faire des hypothèses sur le lien entre langage et cognition. Nous présentons ces hypothèses en début de parcours (chapitre I), et serons amenée à revenir sur certaines d’entre-elles. Mais en tout état de cause, nous faisons nôtre la prudence de Culioli, et il nous semble important de préciser d’emblée que les catégories d’analyse adoptées ici sont autant d’outils métalinguistiques, dont la pertinence cognitive est toujours hypothétique.

Considérons pour finir comment ces préalables théoriques engagent le choix, et surtout l’usage de nos outils d’analyse. Une partie de ce travail aura recours aux primitives sémantiques de Talmy (1985 ; 2000a) : ce sont des formes schématiques qui, à ce titre, laissent nécessairement de côté une partie des effets de sens. Nous pensons qu’il est important d’en souligner le caractère schématique, et de reconnaître que l’analyse linguistique ira nécessairement au-delà du premier découpage qu’elles permettent d’établir. C’est avant tout pour pouvoir produire des résultats comparables aux analyses antérieures que nous avons choisi de nous en tenir à ce modèle, mais nous le faisons sans pour autant limiter nos analyses à l’ensemble de notions ainsi définies. Nous justifierons aussi (chapitre III) qu’une analyse basée sur les primitives sémantiques de Talmy ne puisse pas s’appliquer partout : elle ne concerne pas, pour nous, l’ensemble des premières productions exprimant le mouvement, mais seulement l’expression du déplacement, domaine linguistique au sein duquel la distinction proposée par Talmy entre les langues à cadre verbal et les langues à satellites est la plus nette. Nous montrons alors par des analyses qualitatives que cet ensemble de primitives est aussi suffisamment général pour permettre des enrichissements. Les limites de la typologie sémantique, ainsi que la nécessité de combiner analyse typologique et prise en compte du contexte discursif, sont abordées au chapitre IV, qui traite de l’expression du déplacement (voir aussi Lemmens, 2005b : 87, dont les travaux sont un très bon exemple de la méthodologie que nous avons voulu suivre). En fin de parcours, nous insistons tout particulièrement sur la nécessité d’enrichir ces descriptions pour les appliquer au développement de constructions diverses à partir d’un marqueur qui ne désigne pas seulement le déplacement : up (chapitre V).

Notes
1.

comme le voudrait l’approche classique de la catégorisation : voir par exemple Lakoff, 1987, qui présente et compare les deux approches