1. Introduction : mouvement et acquisition du langage, de la perception au langage, et de l’observation aux approches théoriques.

“Le bébé sort du ventre maternel pour tomber dans le ventre de la langue par cette fascination de la voix.” (Cabrejo-Parra, 2004 : 12)

Si l’acquisition du langage est encore un événement mystérieux pour le chercheur rompu aux analyses de productions d’enfants, comme pour tout observateur curieux, c’est peut-être parce qu’elle nous ramène à la question des origines. Les hypothèses sur la primauté du spatial font précisément de la compréhension de l’espace et du mouvement l’une des origines, ou point d’ancrage possibles du développement du langage. Mais l’origine et le développement du langage chez l’enfant nous renseignent-ils sur l’origine et le développement du langage humain ? L’idée que l’ontogenèse pourrait nous éclairer sur la phylogenèse est déjà présente chez les premiers linguistes qui se penchent sur la question -notamment Bühler (1926) qui propose une version modérée de la théorie selon laquelle l’ontogenèse récapitulerait la phylogenèse (Serres, 1824, Haeckel, 1874). Ces hypothèses ont depuis fait l’objet de nombreuses études (Bickerton, 1990 ; Givón 1979 ; Slobin 1977, 1997) avant d’être contredites (Slobin 2004) par le fait que le protolangage de l’enfant doit à l’évidence bien plus au langage dans lequel il s’établit (le langage adressé à l’enfant) qu’à une grammaire primitive universelle (Lieven et al. 1997, Tomasello 1999). Avec l’idée que le langage et la cognition spatiale puissent être premiers et structurants, le débat se rejoue sur un autre terrain, dont les termes sont peut-être mieux définis. Les éléments de la langue qui permettent de parler de l’espace et du mouvement semblent de prime abord assez faciles à cerner, et l’on peut comparer leur développement en diachronie et chez l’enfant. La question se pose alors de savoir comment interagissent langage et cognition spatiale, et nous verrons que le type de réponse apporté constitue un préalable à la détermination de séquences universelles ou relatives. La possibilité même de généraliser les remarques tirées de du développement de la cognition spatiale et de l’acquisition du langage spatial au développement cognitif et langagier de l’espèce humaine repose en fait sur un postulat universaliste que des travaux récents ont en partie remis en cause.

Nous nous proposons ici d'aborder ce débat en deux temps. Il s'agit d'abord et surtout de l'intégrer dans une réflexion sur le lien entre langage et cognition, qui est au cœur de notre sujet. Nous commencerons donc par voir comment, avec l'hypothèse de la primauté ou primarité du spatial, se rejoue le débat sur le déterminisme, qui conduit à interroger tour à tour le rôle structurant de la cognition non-linguistique vis-à-vis du langage, et l'impact du langage sur la cognition.

Nous retenons avant tout de ce débat un préalable méthodologique simple, qui veut qu'on ne puisse penser l'acquisition du langage de manière isolée, ou modulaire. Si nous avons choisi d'aborder les premières productions langagières d'enfants de langues différentes sous l'angle du mouvement, c'est précisément parce que nous pensons que la perception, et tous les mécanismes cognitifs qui s'y rattachent, jouent un rôle central dans l'acquisition précoce. Nous proposons donc dans un deuxième temps une réflexion qui permette d’intégrer motricité et perception à notre compréhension de l’acquisition du langage. Pour suivre le fil de la découverte, nous traitons d’abord d’observations portant sur des moments ou composantes cruciales de l’acquisition du langage, avant de discuter des hypothèses explicatives. L’objet de ce chapitre est de donner un aperçu des théories qui ont cours actuellement, d’en expliquer l’émergence et la spécificité à partir du type de problèmes auxquels elles s’intéressent, et d’en fournir des illustrations qui permettent de comprendre et de circonscrire le champ des recherches actuelles sur l’acquisition d’une (ou plusieurs) langue(s) maternelle(s). Ces développements certes très généraux nous semblent inévitables parce qu’ils nous permettent de situer, à chaque étape, la position théorique adoptée dans ce travail, en lien avec la place de l’expression du mouvement dans l’acquisition précoce du langage. Nous montrons dans ce qui suit que notre position intègre les postulats de la théorie des opérations énonciatives de Culioli et de la linguistique cognitive, ainsi que les acquis des théories basées sur l’usage.