2. Du mouvement au langage ?

2.1. Primauté du spatial ?

‘“If there is any primacy to the spatial field, it is because this field is so strongly supported by non-linguistic cognition; it is the common ground for the essential faculties of vision, touch, and action. From an evolutionary perspective, spatial organization had to exist long before language."Jackendoff (1983 : 210)’

L'hypothèse de la primauté du spatial n'est pas neuve. Elle remonte au moins aux travaux de Boas et de ses collaborateurs, qui révélaient notamment l’usage « métaphorique » étendu que faisaient les langues amérindiennes des termes désignant les parties du corps (Boas, 1911 : 43-44). Linguistes et philosophes du langage élargissent ensuite ces remarques : Cassirer propose ainsi par exemple qu’en diachronie, la deixis désigne le point de référence originaire : la situation du locuteur, dont le corps est le point de référence (1953 : 161). Rassemblant les travaux de nombreux linguistes, il observe que dans les langues indo-européennes, les terminaisons du nominatif (masculin et neutre) sont issues de particules démonstratives, et que les articles sont issus des démonstratifs par « substantivation ». Le langage s’organiserait donc à partir de notre conception de l’espace, et plus précisément, de « [l’] exacte distinction des positions et des distances dans l’espace, à partir de laquelle il progresse dans la construction de la réalité objective et dans la détermination des objets de connaissance» (1953 : 157) Ces remarques nous orientent vers l’idée que le langage pourrait être structuré sur un socle spatial, et que la cognition spatiale jouerait un rôle fondamental. Et l’évolution du langage accompagnerait celle de la pensée, qui se détache peu à peu de la diversité et du caractère mobile du concret. Cassirer interprète ainsi la différence entre langues « nominales » et langues « verbales » : les premières seraient « objectives », préférant l’expression du repos à celle de la direction alors que dans les secondes, le mouvement et l’événement seraient mis à l’avant-plan (1953 : 167). Les langues « objectives » correspondent aussi en partie à la pensée primitive, que Lévy-Bruhl (1922) définissait par son caractère concret et l’absence de termes généraux. Mais cette préférence pour le concret n’exclut pas l’expression du mouvement, au contraire. Cassirer note par exemple que beaucoup de langues amérindiennes n’ont pas de verbe général pour désigner l’action de marcher mais disposent par contre de verbes spécifiques qui précisent la direction ou la façon de marcher, et la langue javanaise distingue vingt manières différentes d’être assis, représentées chacune par un mot particulier (ibid., cité par Vandeloise, 2002). Au-delà de cette première classification des langues, fortement datée, se dessine une hypothèse sur le fonctionnement conjoint du langage et de la cognition spatiale, et l’idée que l’on devrait pouvoir repérer, à travers la façon dont nous parlons de l’espace, des développements cognitifs successifs : du concret vers l’abstrait, et des relations d’objet à la prise en compte d’événements complexes.

Les travaux qui, plusieurs décennies plus tard, ont recherché dans l’évolution du langage spatial des indices sur le fonctionnement cognitif, et sur les liens éventuels entre langage et cognition, partent des mêmes présupposés et arrivent aux mêmes conclusions (H. Clark, 1973; Fillmore, 1997; Hayward & Tarr, 1995; Herskovits, 1986; Jackendoff, 1983 ; Landau & Jackendoff, 1993; Miller & Johnson-Laird, 1976 ; Talmy, 1983).

Toutefois, bien des incertitudes entourent encore la primauté du concret et du spatial ainsi établie. Les travaux sur la cognition spatiale, tout comme ceux qui se sont attachés à décrire d’autres domaines de la cognition non-linguistique, ont produit des résultats radicalement différents en fonction du type de description qu’ils adoptaient. Ainsi l’impact de catégorisations linguistiques différentes pour les termes de couleurs, qui avait été démontré par les expériences de Brown & Lennenberg (1954) et presque aussitôt invalidé par les expériences de Rosch (1972), a dû être réévalué pour prendre en compte des résultats obtenus avec une autre population, qui montraient la nécessité de revenir sur les résultats de Rosch (Davidoff, Davies & Roberson, 1999 ; cités par Gentner & Goldin-Meadow, 2003 : 8). Il en va de même pour le langage spatial : c’est seulement avec la découverte de l’existence de systèmes de référence absolus dans des langues australiennes (le guugu yimithirr) et mexicaine (le tzeltal) que l’hypothèse relativiste a pu être revisitée (Levinson, 1996 ; 1997), et l’importance d’une analyse universalisante de la cognition tempérée. C’est probablement parce que leurs démarches étaient ethnocentriques que les analyses antérieures ont pu croire que les conceptions de l’espace étaient la chose du monde la mieux partagée : elles n’ont à tout le moins pas su tenir compte des dimensions praxéologiques et culturelles (Levinson, 1996).

Fallait-il alors renoncer à l’idée d’un ancrage spatial du langage ? Bien au contraire, les travaux montrant l’impact de conceptualisations linguistiques concluent à un rôle central du langage et de la cognition spatiale dans l’organisation de la pensée, elles montrent seulement la nécessité de tenir compte de leurs interactions. Ainsi pour Landau & Jackendoff (1993), les représentations linguistiques imposeraient un filtre aux représentations non linguistiques de l’espace.

Ce que montrent surtout les travaux relativistes, c’est qu’il faut renoncer à l’idée d’une parfaite équivalence entre langage et cognition spatiale. Or la nature de leurs liens éventuels reste à élucider, ainsi que le suggère B. Landau :

‘But how much of our representation of space is actually pertinent to the meanings of words in the spatial vocabulary? (2001 : 73)’

La question qui se pose devient alors celle du type de liens unissant représentation de l'espace et signification des termes spatiaux.