2.1.1. Langage et cognition spatiale

Si le spatial peut être considéré comme primordial, c’est peut-être d’abord au vu du caractère fondateur de la cognition spatiale pour le nourrisson, c'est-à-dire de l’impact de la reconnaissance d’objets (statiques ou en mouvement) localisés dans l’espace pour les développements ultérieurs (Mandler 1992 : 283; Slater 1989 : 59 ; cités par Ochsenbauer, 2010; Gibson, Owslwy, & Johnston, 1978; Hespos & Spelke, 2004; Leslie, 1982; Needham & Baillargeon, 1993; Piaget & Inhelder, 1956; Spelke, Breilenger, Macomber, & Jacobson, 1985, cités par Allen et al., 2007). Les premiers développements de la cognition spatiale sont indissociables de la proprioception, mais aussi de la découverte de la locomotion et de toutes les interactions de l’enfant avec son environnement (Acredolo 1988; Bremner 1989; H. Clark 1980; Smith et al. 2007 ; cités par Oschenbauer, 2010).

Les enfants seraient d’abord sensibles aux relations topologiques (intérieur, extérieur, proximité2), la compréhension des relations projectives, euclidiennes se développant en parallèle, ou avec un léger décalage temporel (Bowerman 2007 : 180; Johnston 1985 : 966; Mandler 1988 : 424; Piaget & Inhelder 1972 : 524, cités par Oschenbauer, 2010). Une telle séquence, apparemment indépendante des caractéristiques du langage adressé à l’enfant, suggère l’existence de déterminants cognitifs universels dans la perception et la compréhension de l’espace. Elle témoigne aussi de la mise en place graduelle d’une cognition différenciée et de plus en plus précise. Au sein de celle-ci, les dimensions plus qualitatives, comme celles liées à la force ou à la vitesse, sont certainement elles aussi constitutives de la perception du mouvement, comme le suggéraient déjà les travaux de Piaget : « dans l'intuition primitive du mouvement, et par conséquent, si nos hypothèses sont exactes, dans les intuitions initiales de l'ordre lui-même, il intervient des facteurs qui dépassent le spatial pur et qui tiennent au temps, à la vitesse et à l'effort dépensé. » (Piaget, 1946 : 76). Ces dimensions sont cependant bien plus difficiles à mesurer chez le nourrisson.

L’autre élément qui fait problème est le lien entre reconnaissance (compréhension) précoce et input linguistique (c’est-à-dire l’ensemble des éléments linguistiques que l’enfant entend) : les résultats expérimentaux peuvent-ils être rapportés à la seule cognition spatiale dès lors que les expériences concernent des nourrissons à qui l’on adresse constamment, par le moyen du langage, une approche déjà conceptualisée de l’espace perçu. La décomposition du mouvement vécu, senti, peut-elle se faire sans input linguistique conventionnel ? Pour répondre à cette question, M. Zheng & S. Goldin Meadow (2002) ont pris pour point de départ la communication gestuelle établie par des enfants sourds de parents entendants (de langue chinoise ou américaine), n’ayant avec ceux-ci qu’une communication « orale », c’est-à-dire non encore exposés à la langue des signes conventionnelle : "The thoughts that deaf children convey in their gestures thus may serve as the starting point and perhaps a default for all children as they begin the process of grammaticization – thoughts that have not yet been filtered through a language model." (2002 : 145). Les résultats montrent, via une analyse des gestes produits par ces enfants, que certains éléments d’un événement spatial sont si fondamentaux que les enfants peuvent les exprimer même sans avoir bénéficié d’un input linguistique conventionnel3.

De telles conclusions suggèrent que la conceptualisation de l'espace, et en particulier au sein de celle-ci, un ensemble fini de catégories universelles, seraient fondatrices et inévitables, même indépendamment de tout système de signes conventionnel. Certains auteurs proposent même que ces catégories servent de fondement pour la construction de l’énoncé en général (H. Clark, 1973 ; Fillmore, 1997 ; Landau & Jackendoff, 1993 ; Haywood & Tarr, 1995; Herskovits, 1986; Jackendoff, 1983; Miller & Johnson-Laird, 1976; Regier, 1996; Talmy, 1983; Bloom, Peterson, Nadel, & Garrett, 1996 –cités par Lakusta, 2005 : 24). D’un point de vue développemental, on irait donc d’abord de la cognition au langage. L’objet des développements qui suivent est de montrer que si l’importance de la cognition spatiale a été maintes fois soulignée et reconnue, des découvertes plus récentes sur l’impact précoce de langues typologiquement différentes ont bouleversé notre compréhension des liens entre langage et cognition spatiale.

Notes
2.

De nombreux travaux montrent l’existence d’une séquence développementale, allant des relations contenant/contenu à celles de contigüité, en passant par les relations de support et de contact, de verticalité ou d’horizontalité (Bowerman 2007 : 181; Casasola et al. 2003 : 690; E. Clark 1973 : 179; Johnston & Slobin 1979 : 540, cités par Ochsenbauer, 2010 ; voir aussi Hickmann & Hendricks, 2006 : 104).

3.

Précisons que certains signes (gestes ou mimiques) ont pu être conventionnels, même en n’appartenant pas à la langue des signes : les « bonjour » et « au revoir » en sont un bon exemple. Cependant, ces routines ne concernent pas l’expression de l’espace et du mouvement.