2.1.2. De la cognition au langage, aller-retour ?

On peut, pour commencer, distinguer trois ensembles théoriques traitant des liens éventuels entre langage et cognition : ils posent soit une absence de lien, soit un impact de l'un sur l'autre (impact qui définit deux types de déterminisme). Nous laisserons ici de côté les hypothèses proposant une modularité massive, c’est-à-dire postulant l’autonomie des structures cognitives et langagières (par exemple Chomsky, 1986 ; Fodor, 1983 ; Jackendoff 1983), puisque c’est l’analyse des liens entre langage et cognition qui nous intéresse. Or du point de vue de l’histoire de la pensée, on a beaucoup travaillé sur le déterminisme cognitif, jusqu’à ce que la découverte de l’impact de langues particulières ouvre une nouvelle voie (Bowerman & Choi, 2003 : 388 ; Lucy, 1996). Nous reviendrons donc sur les différentes formes de déterminisme cognitif avant d’évoquer l’idée, récemment revisitée, de déterminismes linguistiques.

Pour les théories postulant une forme de déterminisme cognitif il y aurait d’abord une façon pré linguistique d’appréhender et de connaître le monde, ou cognition pré linguistique, qui imposerait des contraintes sur l'apprentissage. Cette famille d'hypothèses que l'on peut faire remonter à Piaget se décline de différentes manières (chez Piaget, Clark, Miller & Johnson-Laird, Mandler, Baillargeon etc.) Si l'espace joue un rôle structurant, cela peut en effet se produire à différents niveaux, la cognition étant rarement définie de façon univoque. Ainsi, pour E. Spelke, notre conception de l'espace est fondamentale au sens où elle dérive de déterminants universels (qu'elle permet de mettre au jour). Aux antipodes de cette conception nativiste, Mandler souligne l'importance des déterminants cognitifs et perceptuels construits dans et par la cognition spatiale - notamment les schémas imagés (image schemas) qui définissent des patterns multi-modaux de l’expérience (Johnson, 1987; Lakoff, 1987). Parmi ces schémas imagés, les plus fondamentaux seraient issus de l’expérience du mouvement (modèles kinesthétiques): Johnson (1987) cite notamment le schéma de contenant-contenu, ou de source-trajectoire-but. Ce serait à travers les nombreux exemples perçus d’objets se déplaçant dans l’espace que les nourrissons parviendraient à extraire une structure spatiale (Johnson, 1987 ; Mandler 1992 : 277). Pour Mandler, les schémas imagés ainsi formés constituent une première forme de conceptualisation spatiale: “Thus, image-schemas are considered to be the first forms of spatial concepts like containment or self-motion” (Mandler 1992 : 283). L'un des schémas imagés les plus simples serait la trajectoire, c’est-à-dire une représentation schématique du déplacement d’un objet dans l’espace, définie sans considération pour les caractéristiques propres de l’objet, pour la vitesse ou l’intensité, ni pour le type de trajectoire suivie (Lakusta, 2005 : 17). Des travaux récents sur le geste, qui prennent en compte les premières manifestations gestuelles liées à la manipulation et au don d’objets (Zlatev, 2005, Andren, 2008) montrent cependant l’importance de gestes iconiques, donnant par exemple une représentation mimétique de l’action en première personne, bien avant la production de gestes conventionnels plus abstraits. Ces caractéristiques des premières productions gestuelles remettent en cause l’existence de schémas pré linguistiques abstraits et raffinés, ou du moins, la question se pose de savoir pourquoi ces schémas ne trouvent pas d’expression gestuelle chez le jeune enfant (Andren, 2008) alors que des « schémas mimétiques » (Zlatev, 2005) semblent être au cœur des premiers développements gestuels. On peut certes supposer que ces schémas mimétiques constituent une première représentation, de nature sensori-motrice, et qu’ils sont appelés à évoluer. Les travaux de Calbris (2003) vont dans ce sens, en montrant par exemple qu’un geste comme celui de couper évolue depuis la simple abstraction dérivée de l’action même, à un schéma de coupure comme interruption, via une simplification permettant d’intégrer plusieurs variantes notionnelles. Les premiers gestes n’excluent donc pas la possibilité d’une détermination cognitive, mais ils suggèrent que les développements cognitifs et langagiers soient difficilement dissociables, et qu’on ne puisse penser les premières structurations linguistiques uniquement sur la base de schémas cognitifs. Et si l’étude des premiers gestes a renforcé ce constat, c’est d’abord et surtout l’étude translinguistique de l’acquisition du langage qui a montré les limites des déterminants cognitifs (par ex. Berman & Slobin, 1994 ; Bowerman, 1996 ; Choi & Bowerman, 1991 ; Hickmann, 2003 ; Slobin, 1982) et suggéré que la langue adressée à l'enfant façonne en retour la cognition spatiale.

Une deuxième famille de travaux propose, en première approximation, qu’une version modérée du déterminisme linguistique soit la plus à même de rendre compte des liens entre langage et cognition. Choi & Bowerman (1991) ont observé, dans des suivis longitudinaux d’enfants anglophones et coréens, un impact de la langue adressée dès deux ans (cf. aussi Bowerman et Choi 2003, Slobin, 1996). D’autres travaux ont même montré un impact plus précoce, dès les premiers usages productifs de termes spatiaux, soit aux alentours de quatorze mois (Bowerman, 1996; Choi & Bowerman, 1991; Gentner, 1982; Imai & Gentner, 1993; Tardif, 1996 ; cités par Allen et al., 2007). Les enfants expriment alors la trajectoire en respectant les caractéristiques grammaticales (satellites en anglais, verbe en coréen par exemple) et sémantiques (insistance sur la trajectoire verticale en anglais, sur la manière d’accrochage en coréen) de la langue qui leur est adressée. Choi & Bowerman (1991 : 110) concluent que les enfants sont guidés par la langue dans leur construction du sens spatial4.

Soulignons cependant que d’autres travaux plus anciens de M. Bowerman avaient montré l’importance de stratégies précoces universelles (1982) : tous les enfants manifesteraient par exemple une préférence pour l’encodage isolé ou différencié de chaque élément sémantique (faire rouler au lieu de pousser, par exemple). En réalité, les influences mêlées de déterminants universels et spécifiques à la langue adressée n’ont que très rarement été examinées ensemble : nous en avons trouvé un seul exemple dans un article d’Allen et al. (2007) – qui suggèrent que des influences universelles persistent dans certains contextes, par exemple face à la complexité de certaines structures.

Faudrait-il alors distinguer déterminants précoces et conceptualisations ultérieures ? Il nous semble que la question n’a pas encore trouvé de réponse définitive, et qu’elle se pose avec une acuité particulière lorsqu’on considère les premiers développements langagiers dans des langues différentes, mais aussi dans des contextes interactionnels toujours particuliers (nous y reviendrons au chapitre IV).

Les évolutions qui semblent se situer au-delà des déterminants cognitifs mentionnés dans ce qui précède ont aussi été comprises différemment, selon la perspective adoptée. Pour les néo-piagétiens, des « redescriptions conceptuelles » auraient lieu tout au long du développement (Mandler 1992: 276). Mais ces concepts correspondent aussi et surtout à des propriétés générales du langage, qui pour ces mêmes auteurs sont liés à l’organisation cognitive : c’est en vertu des modes de structuration particuliers du sens dans chaque langue que les concepts peuvent évoluer, sans pour autant que de telles évolutions remettent en cause le primat de la cognition. D’autres auteurs proposent au contraire que les contraintes ne soient pas sémantiques mais communicationnelles (Vygotsky, 1934 ; Gentner 2003), ce qui permet de penser les évolutions à partir d’une compréhension riche de l’expérience langagière de l’enfant (dont nous verrons qu’elle est toujours aussi une expérience de l’interaction dans laquelle elle se construit). Ces deux ensembles théoriques définissent une conception universalisante des rapports entre langage et pensée. Ce faisant, ils n’excluent pas entièrement l’influence d’autres contraintes, qui viendraient ajouter des déterminations particulières sur le socle expérientiel qu’ils définissent. Par exemple, si la relation contenant-contenu est comprise très tôt, l’enfant apprend ensuite des distinctions plus fines, comme l’attachement serré (« tight fit ») qui est grammaticalisé en coréen (par le verbe « kkita ») mais pas en français ou en anglais (Choi & Bowerman, 1991 : 92). On aurait donc une acquisition en deux temps, qui correspondraient à l’acquisition de deux types de connaissances : « Avant même de parler, l’enfant maîtrise les concepts spatiaux ; ils sont installés dans son esprit. Toutefois il lui reste à découvrir comment ces concepts sont linguistiquement organisés dans la langue de son environnement et à transformer cette connaissance non verbale en connaissance propositionnelle. » (Jisa, 2003 : 125)

Il faut cependant envisager aussi que les particularités de la langue adressée à l’enfant soient au cœur des toutes premières constructions conceptuelles, et constituent d’emblée un déterminant majeur : c'est-à-dire que chaque langue impose toujours déjà ses propres contraintes (Bowerman, 1994 ; Bowerman & Levinson, 2001 : 14 ; Levinson, 2001 ; Levinson, Kita, Haun, & Rasch, 2002; Pederson et al., 1998). Les travaux montrant l’impact précoce de la langue adressée à l’enfant sur la cognition spatiale suggèrent que celle-ci serait ordonnée en fonction des besoins spécifiques de la langue : « to learn to speak a language successfully requires speakers to develop an appropriate mental representation which is then available for nonlinguistic purposes. » (Paderson et al. 1998 : 586). Et l’enfant serait sensible non seulement aux formes particulières que propose sa langue pour une signification ou fonction communicationnelle donnée, mais aussi à la structuration des significations, toujours particulière (Bowerman, 1994 ; citée par Jisa, 2003). Cette dernière proposition constitue, semble-t-il, un retour à une version forte du relativisme linguistique, souvent assimilé à l’hypothèse Sapir-Whorf, qui veut que « Nous disséqu[i]ons la nature suivant des lignes tracées d'avance par nos langues maternelles. »  (Whorf, 1956, trad. par Bachman et al. , 1981 : 46). Remarquons cependant que Whorf lui-même envisageait le langage spatial comme point de convergence entre les langues, ou en tout cas beaucoup plus universel que la représentation langagière du temps, par exemple. Contrairement à l’idée couramment répandue par la référence à quelques phrases clés de son œuvre, Whorf a en fait défendu un relativisme modéré, et proposé que nous ayons en partage un « langage de l’expérience », fait de « mots et des morphèmes qui réfèrent aux formes les plus élémentaires de l’expérience comme les sensations de température, d’humidité et de lumière » (Whorf, cité par Lee 1996 : 115).

Et il est certain que la version forte du relativisme linguistique est difficilement tenable. Poussée à l’extrême, elle va contre l’idée d’un rapport entre langage et conceptualisation d’un domaine expérientiel donné (l’espace par exemple), puisque chaque langue en proposera une conceptualisation particulière (Bowerman, 1991 ; citée par Vandeloise, 2002). Surtout, elle nous prive ainsi des catégories générales qui rendent possibles les comparaisons inter-langues. Ce dernier point permet de toucher du doigt un problème majeur : la relativité linguistique est fortement tributaire des analyses linguistiques proposées. Vandeloise l’a bien montré (2002) : ce sont les présupposés d’une analyse topologique qui font ressortir une différence entre le verbe coréen « kkita » et la préposition française « dans », mais si l’on analyse la préposition « dans » en termes de contenant-contenu, en intégrant les dimensions fonctionnelles d’une telle distinction (Vandeloise, 1992), c’est-à-dire le fait que « le contenant exerce normalement un contrôle sur le contenu » (Vandeloise, 2002), la différence de conceptualisation entre les langues devient moins sensible. Dès lors, il semble non seulement possible mais aussi désirable, dans la perspective qui est la nôtre, d’enrichir les modèles de descriptions topologiques pour ne pas passer à côté de similitudes notoires entre les langues. Nous préciserons, tout au long de ce travail, la définition de ces enrichissements.

En dernière instance, le retour à une version forte du relativisme constitue plutôt un moment heuristique, qui a conduit les chercheurs à se pencher sur la question du relativisme linguistique, jusqu’alors largement méprisée (Gentner & Goldin-Meadow, 2003 : 8). C’est l’objet, par exemple, du volume édité par Gumperz et Levinson (1996), dans lequel est proposée une version plus modérée du déterminisme linguistique : l’hypothèse du "thinking for speaking" (Slobin, 1996) qui restreint le lien entre cognition et langage aux seules opérations linguistiques. Si le langage impose un filtre à la réalité, celui-ci est de nature attentionnelle et n’efface donc que momentanément les autres dimensions de l’expérience : “Whatever else language may do in human thought and action, it surely directs us to attend – while speaking – to the dimensions of experience that are enshrined in grammatical categories.” (ibid : 71). De plus, la reconstitution de deux temps qui correspondraient au moment perceptif puis à celui de la description langagière du perçu, est tout au plus une fiction explicative. Slobin insiste sur l’interaction de ces deux niveaux et souligne que les événements ou situations dont on parle ne sauraient être conçus dans un hors langue : “The world does not present “events” and “situations” to be encoded in language. Rather, experiences are filtered through language into verbalized events.” (ibid. : 75) C'est donc seulement quand les opérations cognitives ont besoin d'une médiation linguistique qu'elles sont influencées par elle. Ainsi, sans forcément que cela implique de prendre position en faveur des hypothèses modulaires, pour certains auteurs l'impact de systèmes linguistiques différents ne peut être que langagier, et ne débouche pas sur une réorganisation cognitive (Clark, 2003). Inversement, la cognition sur laquelle repose l’acquisition du langage est, en partie au moins, distincte de la cognition spatiale, puisqu’elle doit permettre d’appréhender le langage, avec ses logiques propres : « language learning depends [in part] on a categorization of objects and events which is needed solely for the purpose of speaking and understanding speech » (Schlesinger, 1977 : 155). Nous reviendrons sur ce point (ci-dessous, section 5, page 76 & sq.) mais il semble que l’établissement de distinctions trop nettes entre action, cognition et langage, et la recherche de liens entre facultés distinctes, nous empêche de penser la symbiose entre action et langage (Rohlfing & Wrede, 2010). Peut-être faut-il plutôt concevoir ces distinctions comme des constructions théoriques à visée heuristique ?

Dans ce qui suit, nous reprenons ce questionnement à partir des dimensions qui sont spécifiquement liées au mouvement. Nous montrons que le mouvement est au cœur des premiers développements cognitifs, mais que ceux-ci ne constituent pas pour autant des thèmes conversationnels : l’enfant ne parlera pas nécessairement des distinctions qu’il apprend à établir. Peut-être ne faut-il alors pas chercher d’équivalences entre notre compréhension du mouvement et la façon dont nous en parlons ? Nous revenons sur l’analyse linguistique du langage spatial et proposons une réflexion sur l’usage de « modèles spatiaux », qui suggère que s’ils ne constituent peut-être ni primitives ni prototypes, ils permettent cependant l’élaboration de représentations métalinguistiques qui sont autant d’outils explicatifs.

Notes
4.

‘‘[C]hildren are guided in constructing spatial semantics.”