2.2. La place du mouvement pour l’enfant… et pour le linguiste

2.2.1. Mouvement et cognition spatiale

Si nous avons choisi de travailler sur l’expression du mouvement, c’est d’abord parce qu’au cœur même de ce que nous avons appelé la cognition spatiale, le mouvement joue un rôle primordial, et pour ainsi dire organisateur : "The nature of the physical world being what it is, however, and the natures of mobile animals being what they are, it is change in the spatial attributes of things that plays the most important role in perception : change of location, change of orientation, change of angle of regard." (Miller & Johson Laird 1976 : 75). C'est à partir du mouvement, qui attire l'attention du nourrisson et est donc préféré aux stimuli stationnaires (Butterworth 1989 : 81 ; Slater 1989 : 59 ; cités par Casasola, Bhagwat & Ferguson, 2006 ; voir aussi Slater, Morison, Town & Rose, 1985) que le jeune enfant perçoit l'unité de l'objet (Johnson et Aslin, 1996 ; Kellman, Spelke & Short, 1986), mais c'est aussi comme cela qu'il formera, plus tard, le concept d'être animé (Mandler 1992, Rakison 2003, Airenti, 2010). Dès six ou sept mois, l'enfant est capable de distinguer le mouvement spontané du mouvement causé (Leslie, 1984 ; Mandler, 2004 : 110). Le mouvement spontané, celui des êtres animés, est compris comme orienté vers un but (Gelman & Opfer, 2002 ; Opfer, 2002 ; voir aussi Woodward, 1998 ; Lakusta, 2005), alors que celui des inanimés est nécessairement causé (Mandler 1992 : 278).

Les nourrissons âgés de sept à quinze mois sont aussi capables de détecter des changements dans la manière de se mouvoir, ou dans la trajectoire suivie (Pulverman, Sootsman, Golinkoff, & Hirsh-Pasek, 2003; Allen et al., 2007) et de catégoriser les événements sur la base de ces différences (Pruden, Hirsh-Pasek, Maguire, & Meyer, 2004).

Le débat sur l’explication de ces développements extrêmement précoces de la cognition spatiale dessine deux ensembles théoriques que nous avons déjà esquissés. Pour Spelke et ses collaborateurs, c’est avant tout le mouvement des objets qui permet de développer les ressources perceptuelles (Spelke et al., 1983), car les nourrissons disposeraient d’un socle de ressources innées qui leur permettent de distinguer différents types de mouvements, sur la base des propriétés des objets et des lois physiques auxquelles ils sont soumis (Spelke 1990: 51). Dès deux mois, les enfants comprendraient donc des principes comme la solidité, la continuité et le contact (Spelke et al. 1992: 606, citée par Oschenbauer, 2010) Pour d’autres auteurs, c’est à partir de la perception d’un monde en mouvement que l’enfant forme des schémas (sensori-moteurs, pour les piagétiens) puis des hypothèses sur le fonctionnement du monde qui l’entoure. Par exemple, les enfants sont capables de distinguer dès trois mois le mouvement normal d’une personne de son correspondant contenant une aberration biologique (Bertenthal, 1993) et dès six mois, ils savent généraliser ces observations pour distinguer différentes sortes de mouvement (Ruff, 1985) et se servent du mouvement pour comprendre la forme des objets (Kellman, 1984).

Cependant, quelle que soit la position que l’on adopte, il faut bien reconnaître que la perception et la compréhension du mouvement sont liés au développement du contrôle postural et moteur (Butterworth & Hicks, 1977), de la coordination visuo-manuelle, mais aussi et de manière plus cruciale pour l’entrée dans la communication, à celui de l’attention conjointe (cf. infra, pages 54-55), de l’imitation (nous y reviendrons au chapitre III), et de la lecture des émotions sur des visages toujours mobiles : autant d’éléments qui ont été récemment mis en valeur notamment par les travaux de Gepner et ses collaborateurs, liant trouble de la perception des mouvements et autisme (Gepner, 2001 ; Gepner, Lainé & Tardif, 2005 ; Gepner & Tardif, 2006). Depuis plus de dix ans, de nombreux travaux ont montré que la détection et l’intégration du mouvement étaient problématiques dans l’autisme (Blake, Turner, Smoski, Pozdol, & Stone, 2003 ; Gepner, Mestre, Masson, & de Schonen, 1995 ; Spencer, O’Brien, Riggs, Braddick, Atkinson, & Wattam-Bell, 2000) et que les déficits observés étaient fonction de la rapidité, c’est-à-dire aussi de la complexité perçue (Bertone, Mottron, Jelenic, & Faubert, 2003 ; Gepner & Mestre, 2002 ; Milne, Swettenham, Hansen, Campbell, Jeffries & Plaisted, 2002). Cette complexité a été liée par certains auteurs à la dimension sociale qu’il faut prendre en compte pour interpréter les mouvements humains en contexte (voir par exemple Klin, Jones, Schultz, et Volkmar, 2003). Ce qui nous intéresse tout particulièrement ici, c’est que le mouvement, à la différence de la reconnaissance d’objet, semble ne pas pouvoir être compris grâce à des représentations géométriques simples, une conclusion à laquelle sont arrivées aussi les recherches visant à mettre en œuvre une compréhension automatique (informatisée) du mouvement. Bobick (1997) a ainsi montré qu’à l’exception de la simple perception du mouvement invariant et linéaire, il fallait prendre en compte des dimensions qualitatives, temporelles, liées à la compréhension des actions. A l’évidence, la perception du mouvement est souvent indissociable de celle de l’intentionnalité, de l’intensité ou des types de forces en présence, ainsi que d’anticipations liées par exemple à la représentation du but à atteindre (Cadiot, Lebas & Visetti, 2006)

Mais que la perception du mouvement, si complexe soit-elle, soit cruciale pour notre aptitude à communiquer n’implique pas nécessairement que nous fassions de ce mouvement l’objet de nos échanges verbaux. Bien au contraire, le mouvement semble plutôt rester à l’arrière-plan des interactions communicationnelles, et comme tel, il serait relativement rarement choisi comme thème conversationnel.