2.2.2. Mouvement et langage

Pour tenter de cerner la relation entre le mouvement perçu et la façon dont nous en parlons, il faut le redéfinir : il s’agit alors d’un type de changement perçu, dont la mise en mots fait un événement. Nous suivons en ceci la définition de Miller & Johnson-Laird, qui a fait date : les événements définissant selon ces auteurs les types de changement dont on parle couramment ("changes of the kind people talk about", Miller & Johnson Laird, 1976 : 80). Très tôt, les chercheurs se sont intéressés à la façon dont les enfants parlent des événements (par exemple Antinucci & Miller, 1976) qui constituent les premières formes de récit. Les premiers événements dont parlent les enfants concernent le mouvement en tant que composante de l’action et que moyen de provoquer un changement d’état : c’est le sens des particules et autres “termes relationnels” souvent remarqués dans les productions précoces d’enfants anglophones up, down, in, out, off, uhoh (Clark, 2005; Mandler, 2006; McCune, 2006; Smiley & Huttenlocher, 1995), et sur lesquels nous reviendrons (chapitre III).

Plus tard, le mouvement est aussi réinterprété comme moyen de segmenter les événements en séquences (Newston et al. 1977 ; Massad et al. 1979 ; Zibetti et al. 1999). Certains auteurs ont même lié la compréhension du mouvement avec l’apprentissage des structures syntaxiques (Sinclair de Zwart, 1971 ; Herr-Israel & McCune, 2008 ; Ninio, 1999). Mais les primitives sémantiques qui permettent, selon Talmy (1985, 2000a ; 2000b) de rendre compte de la façon dont les langues du monde parlent des événements spatiaux (« motion events »5), constituent certainement le lien le plus régulier entre la perception du mouvement et son expression linguistique. Les composantes de ces événements qui peuvent être lexicalisées seraient en nombre fini. Elles comprennent non seulement le MOUVEMENT, mais aussi un ensemble d’autres éléments susceptibles d’être exprimés conjointement:

  • la FIGURE : entité localisée ou en mouvement, (aussi appelée « trajecteur» dans les linguistiques cognitives, qui intègrent d’emblée une notion de perspective : Langacker, 1988 : 76, définit ainsi le trajecteur comme « the figure within a relational profile »).
  • le FOND (ou « landmark »), repère par rapport auquel se construit la localisation ou le déplacement.
  • La TRAJECTOIRE du mouvement (décrite par rapport au repère), pierre de touche de la typologie des langues proposée par Talmy, elle peut être orientée par exemple vers la SOURCE ou vers le BUT.

Talmy ajoute deux autres composantes optionnelles, conçues comme événements séparés, ou co-événements :

  • MANIERE, ou circonstance de l'événement (activité qui accompagne l'événement ou manière de faire le mouvement)
  • CAUSE : événement qui déclenche l'événement ou cause de celui-ci

Pour comprendre la position théorique de Talmy, on peut partir d’une primitive qui sera centrale pour nous : la TRAJECTOIRE. Nous verrons en effet (cf. infra, p. 36 & sq.) que ce sont les moyens linguistiques mis en œuvre pour exprimer la trajectoire qui diffèrent en français et en anglais. La TRAJECTOIRE correspond à une forme ou composante du sens, c’est-à-dire aussi à un type de conceptualisation et d’appréhension du réel : elle constitue un point de convergence entre structures linguistiques et conceptuelles. Ainsi, elle est à la fois repérée très tôt par les nourrissons et joue un rôle clé dans l’expression du déplacement, qu’elle soit exprimée par des satellites comme dans la langue anglaise, ou par des verbes comme c’est le cas en français. Le concept de schéma imagé capture cette convergence, puisqu’il permet de décrire conjointement structures cognitives et linguistiques. Les primitives sémantiques de Talmy ont le même statut : pour Talmy la sémantique est intrinsèquement cognitive (2000a : 13) et de telles formes sont dites « primitives » non seulement parce qu’elles constituent un ensemble d’éléments fondamentaux susceptibles d’être combinés dans l’expression d’un événement spatial, mais aussi parce qu’elles servent à la conceptualisation d’un domaine fondamental de l’expérience (« basic domain » de Langacker ou « basic cognitive structure » chez Talmy). La linguistique devient alors une voie d’accès privilégiée aux structures conceptuelles (elle offre des représentations de celles-ci) et doit permettre, par conséquent, d’éclairer le fonctionnement de l’esprit humain. L’objet de ce travail n’est certes pas d’examiner de telles hypothèses, que les données analysées ici ne permettront jamais de confirmer ni d’infirmer. Toutefois, notre choix d’un modèle de description issu de la linguistique cognitive n’est pas fortuit : ainsi que nous le montrerons dans ce qui suit, nous pensons que le langage ne peut être compris comme faculté autonome, parce que sa construction même est en lien avec des mécanismes cognitifs généraux.

Précisons que l’événement spatial comprend localisation statique et dynamique, c’est-à-dire qu’il regroupe ancrage spatial (ou localisation, qui peut-être déictique ou non, absolue ou relative) et expression du mouvement. Les travaux de Levinson et de ses collaborateurs (Levinson & Brown, 1995 ; Levinson, 1996, 1997, 2001, 2003) ont montré que certaines langues du monde utilisaient pour localiser des entités un cadre de référence absolu (par exemple en faisant référence au nord et au sud) alors que d’autres utilisaient un cadre relatif (en désignant le haut et le bas, le devant et le derrière), et que ces différences avaient un impact sur la cognition. Talmy (2000) va plus loin en proposant des primitives (universaux cognitifs et langagiers) qui servent d’étalons de comparaison. Ce faisant, il suggère que l’on retrouve dans toutes les langues du monde les mêmes distinctions fondamentales entre situations statiques et dynamiques, mouvement avec ou sans changement de lieu (déplacement versus activité), mouvement volontaire ou causé par une force extérieure.

Les travaux récents sur le lien entre langage et cognition spatiale ont cherché à montrer quand les nourrissons distinguent ces composantes. Par exemple, s’il est vrai que notre connaissance du mouvement nous informe nécessairement sur la MANIERE et la TRAJECTOIRE du mouvement des entités qui nous entourent (cf. Choi & McDounough 2007: 160), encore faut-il que les enfants discriminent ce type d’information. Pulvermann et al. (2003, 2008) ont montré que dès 14 mois, les changements concernant la MANIERE et la TRAJECTOIRE étaient détectés. La TRAJECTOIRE constitue, nous l’avons vu, l’un des premiers schémas imagés acquis par les enfants, ou première régularité extraite de la multiplicité des mouvements perçus (Mandler 1992: 277). Cependant, il n’est pas certain qu’elle comprenne une indication précise de l’ensemble des points constituent la trajectoire effective d’un référent, comme le suggèrent Miller et Johnson-Laird (1976: 406). A la fin de la première année, les enfants auraient une représentation plus complète des événements spatiaux, et seraient notamment capables de se représenter les trajectoires en termes de SOURCES et les BUTS (Mandler 2004: 105; voir Ochsenbauer, 2010). Le BUT prédominerait dès lors dans la représentation de l’action : c’est en tout cas ce que suggèrent des résultats expérimentaux (Abrahamson, 1974 ; Clark et Garnica, 1974 ; Gentner, 1975), ainsi que l’analyse des premiers développements du langage (Farwell, 1977 ; Gopnik, 1981 ; Lakusta & Landau, 2005 ; nous y reviendrons). Ainsi, les enfants d’âge préscolaire à qui l’on demande de mimer des actions ayant le même résultat, (comme buy et take ou encore sell et give) font exactement la même chose, confondant ainsi les verbes de chaque couple (Abrahamson, 1974 ; Gentner, 1975). Il se peut cependant que les enfants ne trouvent pas dans le mime de ressources suffisantes pour rendre les distinctions –ici essentiellement basées sur l’échange d’argent, mais comprenant aussi des notions de possession, de résistances éventuelles. Ou bien ne sont-ils pas encore capables d’apprécier ces dimensions ? Car si la détection du mouvement par l’enfant est très précoce, et si l’enfant est capable, très tôt, de suivre la trajectoire d’un objet en mouvement, puis d’en comprendre l’orientation depuis une source et/ou vers un but, en revanche l’appréciation conjointe des dimensions qualitatives (et dont il est par conséquent plus difficile de donner une représentation géométriques), liées à l’appréciation de la vitesse ou du type de trajectoire, par exemple, ne se met en place que progressivement. Von Hofsten & al (2007) ont montré à partir d’une expérience où l’on demande aux enfants de suivre la trajectoire d’un objet en mouvement, y compris pendant une occlusion ou disparition temporaire, une aptitude précoce à prédire la réapparition de l’objet. Cela montre que le nourrisson, dès quatre mois, suit la trajectoire en même temps qu’il la reconstruit dans son esprit « it is as if the infants tracked an imagined object in their « mind’s eye ». » (Von Hofsten & Rosander, (Eds), 2007 : 272) : il a mémorisé certaines caractéristiques du mouvement (trajectoires simples) et de la vitesse. Cependant, avec des trajectoires plus atypiques (circulaires, par exemple) et des vitesses élevées, même les enfants d’un an ne peuvent prédire la réapparition de l’objet (ibid.) : cette complexité, qui est regroupée dans la typologie de Talmy sous la primitive de MANIERE, se mettra donc en place peu à peu, au cours du développement.

Les primitives de Talmy semblent bien à même de rendre compte du passage du mouvement au langage : nous verrons que leur application aux premières productions linguistiques illustrées dans nos données n’est cependant pas aisée, mais elles constituent probablement l’une des tentatives les plus abouties de formalisation du lien entre connaissances procédurales et déclaratives. Et en tant que telles, elles appartiennent à une famille de théories linguistiques qui ont pris le parti d’intégrer à la description des faits de langues une compréhension de la cognition, et en particulier de la cognition spatiale : les linguistiques cognitives. Ce parti pris n’a rien d’évident : pour le montrer, nous interrogeons dans la section suivante le statut de l’espace et du mouvement en linguistique cognitive, et dans les variantes actuelles de la TOE.

Notes
5.

Nous conservons la traduction la plus fréquente même si elle efface la dimension motrice –Lemmens (2005b) parle par exemple « d’événement de mouvement ». La traduction courante ne contredit pas pour autant la conception de Talmy, pour qui l’événement spatial comprend localisation et déplacement, c'est-à-dire n’implique pas nécessairement le mouvement (cf. infra).