2.2.4. Universaux et typologie de l'événement spatial (Motion Events)

‘"Thus, the Motion event provides a case where spatial cognition and language are likely to interact. This interaction is illustrated in Jackendoff’s (1996) model of the space/language interface. […] This model contains both linguistic systems (phonological, syntactic, semantic) and non-linguistic systems (spatial, vision, audition). And the crucial site of interaction between these two systems is between semantic structure and spatial representations" Lakusta (2005 : 12)’

Nous avons vu que les explorations les plus récentes des interactions entre langage et cognition utilisaient la typologie de l’événement spatial, et que ces événements spatiaux étaient décomposables en composantes dont la plus centrale est la TRAJECTOIRE. Celle-ci exprime la direction du déplacement d’une FIGURE, et se distingue sur un FOND (environnement physique). L'ensemble des composantes sémantiques isolées par Talmy (cf. supra) pourrait bien avoir un lien avec la représentation non linguistique des événements : c'est en tout cas le postulat central des travaux de Talmy, que l’on trouve aussi chez d’autres linguistes (Fillmore, 1997; Gruber, 1976; Langacker, 1987).

Or toutes les langues n’utilisent pas les mêmes ressources pour lexicaliser ces composantes sémantiques. Ce sont précisément ces schémas de lexicalisation, c'est-à-dire l’association régulière d’une composante sémantique et d’un marqueur ou d’une construction ( “In general, we assume that lexicalization is involved where a particular meaning component is found to be in regular association with a particular morpheme” Talmy, 1985 : 59) qui ont permis à Talmy de classer les langues du monde en trois grandes familles typologiques, nous y reviendrons (cf. infra, p. 37).

S’il est vrai, cependant, que ces primitives constituent des universaux, on peut légitimement s’attendre à ce qu’elles correspondent aux concepts que l’enfant nomme d’abord. Or les primitives de Talmy correspondent peu ou prou aux résultats expérimentaux de Piaget (Piaget & Inhelder, 1945), et plus récemment leur validité a été reconnue non seulement par des néo-piagétiens (Mandler, 2006 ; McCune, 2006) mais aussi par d’autres auteurs pour qui la cognition non linguistique structure les premières acquisitions langagières (Johnston & Slobin 1979, Clark 2003). Cependant il est tout aussi envisageable, comme nous l’avons vu, que ces concepts se (re)construisent avec l’acquisition du langage (cf. Bowerman & Choi 96, 2003, 2007, Hickmann et Hendricks 2006). Ainsi par exemple, pour Melissa Bowerman, s’il y a une cognition pré-linguistique, elle correspond à une préparation ou sensibilité précoce aux distinctions établies par la langue: "I argue that children are prepared from the beginning to accept linguistic guidance as to which distinctions -from among the set of distinctions that are salient to them- they should rely on in organizing particular domains of meaning."(1985 : 1283). Nous pensons que cette dernière proposition est la plus vraisemblable, en raison notamment de la difficile dissociation d’un niveau de représentation « pré-linguistique », alors que pour le nourrisson tous les aspects de la vie sont accompagnés de langage, et nous présenterons en fin de parcours différentes façons de penser ces interactions (cf. infra, section 5). Il est en tout cas remarquable que le recours aux primitives de Talmy ne préjuge en rien du type de lien que l’on postule entre langage et cognition, elles postulent l’existence de liens (qu’elles matérialisent) sans supposer l’antériorité de la cognition sur le langage.

D’autre part, ces primitives constituent des universaux qui ont contribué à légitimer un relativisme linguistique modéré. En effet, c’est à partir de la détermination d'universaux que la typologie permet de repérer des ressemblances et des différences dans la façon dont les langues structurent l'espace par l'usage de certaines formes, et l'agencement de marqueurs dans l'énoncé. Les différences typologiques permettent ainsi de délimiter des familles de langues, qui rendent possible et motivent des comparaisons translinguistiques. C’est ensuite à travers des comparaisons plus détaillées que l’on peut confirmer ou remettre en cause l'existence d'universaux (Hickmann et Hendricks, 2006 : 104). Tel est le pari que font les études typologiques "one cannot study universals without exploring particulars" (Slobin 1985 : 4)

Talmy (1985) a d’abord défini trois grandes familles typologiques sur la base des schémas de lexicalisation ou de fusion le plus couramment illustrés par les verbes : les langues fusionnant mouvement et trajectoire (comme les langues romanes) s’opposent aux langues fusionnant mouvement et manière dans le verbe (langues germaniques par exemple) ainsi qu’à une troisième famille fusionnant figure et mouvement dans le verbe (c’est le cas de l’Atsugewi, mais aussi de certains verbes impersonnels dans d’autres langues, comme pleuvoir en français). Il a ensuite défini la trajectoire comme le schéma central (« core schema », Talmy, 1991) : les langues qui l’expriment dans le verbe sont appelées langues à cadre verbal (désormais langues V), alors que celles qui l’expriment dans un élément de la périphérie verbale, ou « satellite », sont appelées langues à cadre satellitaire (désormais langues S).

Figure 2 : Langues à cadre satellitaire et verbal (d’après Talmy, 1991 : 486).
Figure 2 : Langues à cadre satellitaire et verbal (d’après Talmy, 1991 : 486).

Cette perspective est d’avantage basée sur l’organisation des éléments dans l'énoncé (constructions, agencement des propositions) : on trouve certes en anglais de nombreux verbes exprimant la manière de déplacement, alors que les verbes de déplacement en français lexicalisent la trajectoire, mais ce qui est repéré ici est plutôt le fait que dans une langue comme l’anglais, ces verbes se construisent souvent avec une particule, qui spécifie la trajectoire. Le turc (langue finno-ougrienne) dispose ainsi d’un système de pré/postpositions permettant d’exprimer la trajectoire, comparable aux particules dans les langues germaniques, et qui n'existent pas ou plus dans les langues romanes7.

En plus de ces universaux, la comparaison inter-langue nous invite à prêter attention aux découpages différents des relations spatiales en fonction des langues. Ainsi l’anglais dispose de couples permettant de marquer la localisation dynamique ou statique (in/into, on/onto), ce qui en allemand se retrouve dans le marquage casuel, mais semble n’avoir pas d’équivalent en français. Nous donnons dans ce qui suit un aperçu de ces différences, que nous analysons en détail, à partir de nos données, dans le chapitre IV.

Notes
7.

Kopecka, 2006, a montré qu’il existait en français des préverbes, résidus d’un système de satellites, mais dont la productivité est désormais très faible : nous y revenons ci-dessous (p. 44 & sq.)