Mouvement et buts : l’expression conjointe de la trajectoire et du résultat en anglais

Nous l’avons vu, la notion linguistique d'événement suppose le passage dynamique d'un état de départ à un état d'arrivée : les événements spatiaux impliquant un déplacement supposent donc aussi un changement d’état. Pourtant, certains mettent en avant la trajectoire en tant que telle alors que d’autres permettent d’exprimer le résultat, ou arrivée au terme de la trajectoire. Pour Slobin et Hoiting (1994) les premiers ne permettent pas de distinguer entre langues à cadre verbal et langues à satellites. Ce sont les événements qui impliquent un franchissement de frontière (ibid : 498) qui posent problème dans les langues à cadre verbal, où manière de mouvement et changement d’état ne peuvent être exprimés conjointement. Pourtant, dans nos exemples français listés en (10) on trouve bien un verbe de manière de mouvement et un syntagme prépositionnel permettant de spécifier la localisation au terme du trajet. Le franchissement de frontière n’est qu’implicite, cependant, et il faut reconnaître que « ?courir hors de la salle » est moins heureux que « sortir en courant », de même que « *ramper à l’intérieur » / « entrer en rampant ». Qu’est-ce qui, en pareil cas, bloque l’usage d’un verbe exprimant la manière de mouvement en français ? Selon Slobin (1997), le franchissement de frontière est conçu comme un changement d’état en français et, comme tel, implique le recours à un deuxième prédicat. Il semble cependant que l’idée de franchissement de frontière soit trop vague, en particulier pour une langue comme le français (Fortis, 2007), et qu’il faille revenir sur cette seconde prédication qui serait le propre du français.

Pour Aske (1989) la véritable différence entre les circonstants exprimant la trajectoire en français et en anglais est que les seconds sont téliques alors que les premiers ne peuvent pas l’être. Nos exemples (10) n’en restent pas moins des cas particuliers, puisqu’ils autorisent tous un circonstant temporel télique :

(10’) a-En moins de temps qu’il n’en fallait pour dire ‘ouf’, il a couru sous le préau se mettre à l’abri.

b-La voiture a glissé dans le fossé en un éclair.

c-La balle a roulé sous la table en une fraction de secondes.

Mais en français, la trajectoire n’est que suggérée (nous y reviendrons) : elle s’efface au profit de l’expression du résultat, alors que certains satellites de la langue anglaise présenteraient cette particularité de pouvoir exprimer conjointement trajectoire directionnelle et télicité. Aske voit ainsi une continuité entre directionnels téliques et constructions résultatives : ce serait précisément cette famille de constructions qui n’aurait pas d’équivalent dans les langues à cadre verbal.

On peut, pour résumer les différences de structuration entre le français et l'anglais ainsi désignées, partir d'exemples de ce que la stylistique comparée appelle "chassés croisés", c'est-à-dire une double transposition mettant en jeu à la fois un changement de catégorie grammaticale et une permutation syntaxique des éléments formant sens (nous empruntons les exemples ci-dessous à Aske 1989 –pour lesquels nous proposons une traduction sommaire, et à Vinay & Darbelnet, 1958)

(13) a-Run out : sortir en courant

b-Drive away : partir en voiture

c-He groped his way across the room : il traversa la pièce à tâtons

Le verbe anglais run, drive, ou grope est rendu en français par des syntagmes prépositionnels qui fonctionnent comme circonstants : à tâtons, en courant, en voiture indiquent la manière ou le moyen. Les particules out, away et la préposition across se traduisent régulièrement par des verbes en français: sortir, partir, traverser. Il en va de même pour les constructions suivantes, qui expriment conjointement mouvement (émotionnel en 14) a- et résultat :

(14)a-Scared to death : mort de peur

b-Break open : ouvrir de force

c-To hit back : rendre les coups 

d-To work oneself to death : se tuer à la tâche 

On voit qu’il existe en anglais deux types de constructions apparentées : l’expression du déplacement et les constructions résultatives. Ces dernières, illustrées en (14), peuvent en effet être analysées sur le modèle des verbes de mouvement combinés à des particules directionnelles (cf Goldberg & Jackendoff, 2004). Cette analogie révèle qu’il y a en fait, même dans l’expression du déplacement, deux événements et deux prédications (Aske, 1989). Ce n’est donc pas la deuxième prédication qui est le propre du français, mais le degré de compacité : on voit bien dans les solutions de traduction proposées que ce que le verbe exprime en anglais ne peut se dire qu'à la périphérie en français. On peut cependant se demander si tel est toujours le cas : il reste à déterminer si les quelques équivalences que nous avons évoqués précédemment sont si rares, et s’il n’en existe pas d’autres.