Le français, langue mixte ?

Il existe certes des cas d'équivalences entre le français et l'anglais, où le verbe exprime la manière de mouvement et la trajectoire s’exprime à la périphérie, mais nous l’avons vu, ces constructions sont rares et résultent d’une lecture produite par des contextes particuliers. Elles se trouveraient donc dans des énoncés plus marqués, soit du point de vue du registre (plus soutenu) soit par la focalisation sur un élément inhabituel. De plus, ce n'est pas tant la trajectoire que la localisation finale qui est exprimée par le syntagme prépositionnel, le passage d'un lieu à un autre étant inféré (Kopecka 2009 : 55). De ce fait, dans le cas d'énoncés ambigus, l'interprétation par défaut sera celle d'un changement d'emplacement plutôt qu'un changement de lieu (Sablayrolles, 1995 ; Borillo 1998), et Kopecka (2009 : 59) a bien montré que les constructions combinant un verbe de manière de mouvement et un syntagme prépositionnel à valeur locative en étaient plus fréquentes en français dans l'expression du changement d'emplacement que dans celle du changement de lieu. Nous reviendrons sur cette différence cruciale (chapitre IV) mais notons pour l’instant que nous avons affaire à une différence de conceptualisation qui, si elle peut entraîner des modes de structurations différents (et rend ainsi compte des tendances canoniques à encoder la trajectoire dans un verbe ou dans un satellite), ne se manifeste véritablement que dans la production d’effets de sens différents.

Cependant, du point de vue du mode même de structuration sur lequel repose la distinction établie par Talmy, le français présente une particularité intéressante. Kopecka (2006) a montré que certains verbes gardent la trace de satellites désormais peu productifs, mais néanmoins reconnaissables : elle a isolé un ensemble de préverbes exprimant la trajectoire : qu’elle soit orientée vers la source (coller, s’envoler), vers le but (accourir) ou médiane (survoler, parcourir). Ces préfixes modifient la dichotomie posée par Talmy d’au moins deux façons. D’abord, ils permettent la fusion, dans le verbe, de l’expression de la trajectoire et de la manière de mouvement (voler, courir). D’autre part, les préfixes expriment une valeur temporelle et aspectuelle conjointement à valeur spatiale (Hickman & Hendricks, 2006 : 105 ; Hickmann et al., 2009 : 707). La valeur de but atteint correspond par exemple à une détermination aspectuelle tout autant que spatiale et/ ou temporelle du procès. Kopecka résume ces valeurs en proposant que les préfixes ajoutent au verbe une détermination spatio-temporelle “[French prefixes] determine the spatio-temporal frame of the process expressed by the verb and indicate one of the three phases of motion on the axis of Path: initial (departure from the source), medial (course of the journey) or final (arrival at the goal)."(2006 : 87). Cependant, il nous semble que les autres fonctions traditionnellement attribuées aux préfixes dans le système verbal français (par exemple Corbin, 1997 ; Riegel et al., 1998, cités par Kopecka, ibid) n’ont rien de secondaire : ils peuvent permettre de préciser les modalités de l’action, en lien avec le sémantisme du verbe (intensité, comme dans s’écrier ou quantité : élargir, agrandir) ou ajouter une indication sur la manière qui modifie le sémantisme du verbe (surprendre, enchanter). Si l’on retrouve ces dimensions aspectuelles dans certains satellites anglais (cf. par exemple cry out, speak up, stretch out) la trajectoire reste une couche de sens à la fois plus centrale et plus distincte du verbe8 : ainsi par exemple des équivalents partiels de surprendre, qui s’ils comprennent cette dimension intensive, expriment la surprise comme le résultat d’une trajectoire métaphorique : take aback, knock someone’s socks off, blow out of the water.

Notes
8.

Puisque, nous l’avons dit, les préfixes français entrent dans des composés pleinement grammaticalisés, alors que les combinaisons restent productives en anglais.