L’expression de la trajectoire en français et en anglais

Si la trajectoire est moins fréquemment exprimée en français, ou davantage sous-entendue, faut-il pour autant en conclure que la langue anglaise conceptualise davantage en termes de trajectoire ? Il semble en tout cas que l’on trouve en anglais une conceptualisation différente de la trajectoire, plus dynamique, et peut-être plus proche d’un noyau de sens spatial. D’où certains problèmes de traduction bien connus, qui montrent la nécessité d’étoffements en français, là où l’anglais peut se contenter de particules ou de prépositions : pour traduire « to exits », par exemple, on ne dira pas « vers les sorties », mais « accès aux sorties », la notion d’accessibilité étant tout aussi importante que celle de trajectoire en français, et la trajectoire elle-même étant plutôt conçue comme chemin -Vandeloise l’a bien montré dans son analyse des prépositions (1987b, 1992).

C’est peut-être aussi pour cela que certains moments descriptifs des romans de Nancy Huston ne laissent pas de surprendre.

‘« Et il avait posé avec soin sa Louis Lot sur le velours bleu de l’étui ouvert, avant de traverser les tapis du salon et de longer le parquet du couloir 9 . Autour de lui, tout reluisait et rutilait, respirant le bien-être et le bon goût ; les couleurs étaient rouge et brun et or, les textures donnaient envie de caresser, tapisseries murales, meubles en chêne lisse, c’était feutré, raffiné et chaleureux mais – dans le rai de lumière dansaient des millions de particules de poussière – cela avait besoin qu’on l’entretienne. » (1998 : 16)’

Le verbe traverser insiste sur un aspect de la trajectoire qui aurait très bien pu être lexicalisé en anglais (avec « walk across »), mais produit des effets de sens étonnants en français. Les tapis sont conçus comme un obstacle, ou du moins une frontière qu’il faut franchir, une zone distincte par laquelle on passe, comme on traverse la route ou un champ de tir. De même, « longer le parquet » suggère que les lames de parquet constituent un repère indiquant la trajectoire à suivre (pour un personnage dont on suggère l’extrême passivité : il semble presque somnambule), comme on longe les murs ou une ligne au sol. On constate surtout la non-congruence du verbe choisi avec le fond, qui semble trop spécifié : traverser les tapis du salon plutôt que le salon, longer le parquet du couloir plutôt que les murs, pour reprendre quelques colocations fréquentes et pour le moins attendues.

Une autre occurrence du verbe traverser dans un contexte différent semble un peu plus acceptable, peut-être parce que la lecture « passer à travers » est bloquée par l’adverbe « délicatement »?

‘« Quand j'avais six ans, me hissant à tes côtés sur le banc du piano, tu m'as raconté l'histoire du chat de Scarlatti. Un jour, Paula, dis-tu, le chat de Scarlatti a traversé délicatement le clavier du clavecin , posant ses pattes de façon à la fois précise et aléatoire, tous les cinq demi-tons environ, et le musicien a composé une fugue avec la mélodie ainsi produite. Voilà, conclus-tu : ça c'est l'amour. » (1993 : 16)’

Il n’en reste pas moins que le verbe « traverser » en français n’évoque pas tant le passage par une série de points que le franchissement, avec souvent l’idée d’obstacle ou de difficulté.

Notes
9.

Nous soulignons.