Saillance de la manière en anglais ?

L'une des conséquences les plus évidentes de ces différences typologiques est que l'anglais possède un inventaire beaucoup plus grand de verbes lexicalisant la manière (Berman & Slobin, 1994 : 118 ; Slobin, 1996), et que, conjointement, le français est souvent contraint de sous entendre la manière de mouvement pour éviter d’avoir recours à des circonstants qui alourdissent considérablement l’énoncé. Pour Slobin (2003), cette différence devrait l’emporter sur les distinctions typologiques, et la classification des langues sur un gradient de saillance relative de la manière serait plus à même de refléter les types de conceptualisations préférés par celles-ci. Une telle généralisation enrichit considérablement les distinctions typologiques et semble capturer un élément important du fonctionnement de la langue anglaise. Elle représente cependant des productions linguistiques fortement contraintes (récits d’enfants produits à partir d’un livre d’images, traductions de romans et articles de presse) et ne permet pas de rendre compte de la diversité des productions spontanées : ainsi Slobin a-t-il été amené à reconnaître que les onomatopées et autres idéophones pouvaient tout aussi bien contribuer à rendre saillante la manière (2004 : 250 & sq.). Au vu de l’emploi fréquent d’onomatopées dans le discours adressé à l’enfant, il n’est donc pas certain que la manière de mouvement soit moins saillante pour l’enfant francophone.

D’autre part, du point de vue de la richesse de la langue, s’il est indéniable que certains schémas de lexicalisation de l’anglais (que l’on peut regrouper sous une seule et même famille de constructions résultatives) permettent d’intégrer davantage d’informations dans l’énoncé, l’on peut aussi remarquer que l'anglais a tendance à réutiliser un nombre fini de verbes de manière de mouvement, en exprimant l'état résultant dans un satellite ou un complément adjectival, là où le français aura recours à de nouveaux verbes, ou à des verbes resémantisés. Par exemple « break open » aura comme équivalents « fracasser », « défoncer » etc. Il n’est pas certain qu’une telle richesse lexicale soit présente d’emblée dans le discours adressé à l’enfant, mais nous y prêterons une attention particulière.

De la comparaison inter-langue, et de sa formalisation récente par Talmy, se dégage donc un double questionnement, deux grandes questions que nous étudierons successivement:

  1. La question du locus de l'information, où il s'agira principalement d'analyser verbes et satellites ou autres éléments de la périphérie verbale en français. Quels types de verbes sont employés en français et en anglais? Retrouve-t-on ces différences de structuration très tôt, ou observe-t-on des différences développementales, avec des passages où d'autres types de constructions sont plus fréquents ? Ces questions seront reprises dans les chapitres III et IV.
  2. La question de la richesse lexicale relative et des procédés d'enrichissement qui caractérisent la langue cible. Nous l'aborderons surtout en considérant l’expression de la manière de mouvement et son acquisition (chapitre IV).

On le voit, la prise en compte du développement du langage ajoute une dimension aux considérations que nous venons d’exposer, et pose de nouveaux problèmes : nous en reprenons les grandes lignes dans la section suivante.