2.2.6. Les apports de la typologie à notre compréhension du développement langagier

Une fois ces jalons posés, tout le problème est de savoir si ces propriétés de la langue adressée à l’enfant ont un impact sur l’acquisition du langage (et les représentations qui s’élaborent conjointement). Si tel est le cas, cela s’illustrera au mieux dans les choix que font les enfants pour exprimer ce qui pour Talmy constitue l’élément central d’un événement spatial : la trajectoire. Or il est apparu qu’en anglais les jeunes enfants utilisaient des particules, là où les enfants francophones avaient tendance à préférer un verbe, suivant ainsi les schémas de lexicalisation propres à leur langue (Bow & Choi, Hickmann & Hendricks, 2006.) Les études portant sur des récits d’enfants (lecture de livres d’images ou visionnage d’un clip vidéo) permettent de faire ressortir au mieux ces différences, et les changements développementaux qui conduisent à la prise en compte progressive de la complexité de la langue (Berman & Slobin 1994 ; Hendricks 1993 ; Hickmann 2003 ; Hickmann 2006 ; Hickmann, Hendricks & Roland 1998 ; Slobin 1996 et 2000 ; cités par Hickmann & Hendricks 2006 : 104-105). Nous reprenons ici à grands traits et à titre indicatif les résultats des études antérieures, mais renvoyons le lecteur au chapitre IV pour une analyse détaillée.

L’expression de la manière est plus fréquente dans les productions d’enfants anglophones, en particulier pour le déplacement et la posture. En français, dans certains contextes comme par exemple pour exprimer l’attachement, on se focalise cependant plus couramment sur la manière (Hickmann & Hendricks 2006)

Les moyens linguistiques sont d’abord différenciés, et leur complémentarité ne se met en place que progressivement.Les premiers verbes et satellites produits sont donc particulièrement intéressants, et il importe de voir comment ces catégories se mettent en place. Par exemple : les enfants français feraient dans un premier temps un usage des satellites assez proche de celui des anglophones (Hickman & Hendricks, 2006 ; Lemmens, 2005), en vertu peut-être de la plus grande difficulté que présentent les verbes pour le jeune enfant (Nelson, 1973, 1995).

Les changements développementaux comprennent notamment la surgénéralisation des prépositions et particules, et l’expansion du lexique verbal. Ainsi de la tendance des enfants à utiliser d’abord des satellites et moins de verbes, que l’on observe aussi chez les enfants francophones, mais surtout pour des événements statiques avec la préposition sur.

Les enfants anglophones acquièrent plus tôt l’expression conjointe du mouvement, de la trajectoire et de la manière, du fait de l’existence de constructions qui n’ont pas vraiment d’équivalent dans une langue à cadre verbal comme le français.

La typologie a donc permis de repérer un impact précoce et important de la langue adressée à l’enfant, en montrant que les jeunes enfants tiennent compte des stratégies d’encodage propre à leur langue maternelle dès qu’ils commencent à parler, et en intègrent peu à peu les nuances. Cependant, les premiers changements développementaux sont encore bien peu décrits, et il n’est pas certain que l’examen minutieux de suivis longitudinaux d’acquisition précoce ne donne pas des résultats différents :

‘« Research with children under 3 years is necessary to determine whether they might go through a stage during which their productions might not conform to the adult pattern at all.” (Hickmann & Hendricks , 2006 : 127).’

En effet, certains travaux (Bowerman, 1982 ; Hickman & Hendricks, 2006 ; Lemmens, 2005) suggèrent l’existence de stratégies relativement indépendantes de la langue adressée à l’enfant, qui définiraient peut-être une spécificité des productions précoces. Pour mieux les comprendre, et pour situer pas à pas la place du mouvement dans l’acquisition du langage, nous interrogeons conjointement ces deux notions dans la seconde partie de ce chapitre.