3.2.1. La prosodie : "régressions" et apprentissage multimodal

‘« La prosodie d’une langue ne s’enseigne pas, elle se transmet » Cabrejo-Parra, 2004. ’

Les travaux sur l’acquisition précoce de la prosodie sont relativement récents, et restent peu nombreux au regard de ceux qui portent sur le niveau segmental : aspects lexicaux ou syntaxiques, par exemple. Comme l’explique Konopscynski (2000), des jalons ont été posés depuis plus de trente ans par des auteurs qui soulignaient l’importance de la prosodie dans le développement communicationnel et faisaient l’hypothèse d’une acquisition précoce des patrons prosodiques, leur attribuant non seulement une fonction expressive mais aussi des fonctions proprement linguistiques (Crystal, 1973, 1979, Bruner, 1975, Konopczynski, 1976). Cependant aucun travail empirique important n’avait été entrepris à l’appui de ces hypothèses, et ce n’est qu’à la fin des années 1980 que les méthodes instrumentales se sont développées et ont permis d’approfondir ces questions (Furrow et al. 1990 ; Marcos, 1987 ; Robb et Saxman, 1990 ; Chalumeau, 1994 ; Snow, 1997).

Cette dimension nous intéresse tout particulièrement car elle semble lier les débuts du langage à un intérêt pour le mouvement : l’enfant perçoit et produit d’abord la composante mobile du langage, celle qui se compose de variations de hauteur et de durée, déterminant des régularités mais aussi des zones de saillance.

Sur le plan perceptif, la sensibilité du nourrisson à ces variations de durée et de hauteur, ainsi qu’aux pauses, pourrait servir d’indice pour la segmentation (Christophe et al. 1994), et donc pour les apprentissages ultérieurs. Dès six mois, on remarque aussi que les contours mélodiques produits par l’enfant se stabilisent et sont de plus en plus influencés par la langue maternelle. Vers 9 mois, le bébé sait reproduire la configuration mélodique spécifique des énoncés interrogatifs, énonciatifs, exclamatifs, ainsi que celle des appels et des ordres : avant les premiers mots, son langage babillé contient déjà les caractéristiques rythmiques et intonatives de sa langue maternelle (Konopczynski, 1990).

Mais on observe ensuite une évolution qui n’est pas régulière (Snow, 2006) car la prosodie se réorganise avec la mise en place du langage et les changements développementaux importants qui se font entre 9 et 18 mois. Les « régressions » temporaires qui peuvent se manifester alors recouvrent par exemple la disparition momentanée d’inflexions ou de formes irrégulières que l’enfant produisait comme items isolés : elles correspondent à la compréhension progressive des règles (Ferguson & Farwell, 1975 ; Bowerman, 1982 : 322). Vers le seizième mois, la rythmique spécifique de la langue maternelle est stable et les schèmes prosodiques désormais établis (l’allongement final du français se met en place entre 13 et 16 mois) peuvent accueillir des structures syntaxiques de plus en plus complexes (Konopczynski 1999 : 68). Cette stabilisation va dans le sens d’une simplification dont certains auteurs observent les premières manifestations dès les premiers mois de la période « charnière » : entre 10 et 12 mois (Dodane et Martel, 2008).

Cependant, à la différence du vocabulaire, de la morpho-syntaxe ou de la phonologie (Bernicot, J., Salazar Orvig, A., Veneziano, E., 2006 ; Leroy, Morgenstern & Caët, sous presse), il semble que ces courbes intonatives ne fassent pas l’objet de corrections explicites dans le discours adressé à l’enfant : aucune recherche ne le montre en tout cas à ce jour. Elles s’institueraient plutôt dans un accordage précoce réciproque, où les productions de l’enfant qui très tôt imite les contours intonatifs entendus, sont reprises par la mère qui à son tour en copie les contours (accordage de hauteur et de fréquence fondamentale). Des travaux récents ont montré des dysfonctionnements de cet accordage chez l’enfant autiste, et leur impact sur le développement linguistique et communicationnel (Masson, 2010) : la multimodalité fonctionnerait donc comme un premier cadre interactionnel dans lequel le nourrisson se montre capable de prendre en compte et de comprendre les mouvements vocaliques mais aussi ceux qui constituent les mimiques de son interlocuteur. Il y aurait donc bien une compréhension fine et riche du mouvement au cœur des premiers développements langagiers.

Les caractéristiques du langage adressé à l’enfant évoluent ensuite avec l’âge, et c’est par ce jeu mélodique, cette mise en mouvement exagérée du langage, que s’opère la transmission : « more than a melody, it’s a real tutorial and they [the mothers] didn’t even know they were doing it » (Kuhl et al. 1997). Or si les mères ne reconnaissent pas immédiatement cet usage bien particulier de la prosodie dans les énoncés qu’elles adressent à l’enfant, celui-ci manifeste très tôt et jusqu’à 19 mois une nette préférence pour ces énoncés modulés, qu’il saura même utiliser pour s’adresser à des enfants plus jeunes ou à ses peluches. L’hypothèse d’un recours précoce à la prosodie dans l’acquisition d’une langue maternelle expliquerait aussi la relative difficulté d’apprentissage d’une langue seconde :

‘« Compte tenu de l’antériorité de la prosodie sur les autres dimensions du langage et de la façon dont les processus se spécialisent au cours de l’acquisition, une des difficultés pour l’apprentissage tardif d’une langue seconde pourrait provenir de la capacité décroissante du système à utiliser la prosodie en priorité, avant de porter attention au niveau segmental » (Bertoncini et De Boysson-Bardies, 2000 : 106). ’

Or cette priorité accordée par le jeune l’enfant au suprasegmental rejoint la place centrale du mouvement dans l’acquisition du langage : l’enfant reconnaît des traits saillants, des éléments mélodiques qui « bougent » exagérément dans le langage qui lui est adressé, et le jeu mélodique qu’il saura ensuite mimer s’apparente à d’autres formes de mime sur lesquelles nous reviendrons.

Contentons-nous de souligner, pour finir, l’importance des travaux sur le développement prosodique, qui montrent la nécessité de considérer ensemble plusieurs niveaux d’analyse afin de rendre compte de la dimension multimodale de l’acquisition d’une langue maternelle  (Konopczynski, 2000). Ainsi par exemple, certains auteurs ont constaté que la prosodie jouait un rôle fondamental dans l’émergence de la syntaxe :

‘« Au moment où l’enfant commence à combiner deux mots, c’est-à-dire vers 18-20 mois, c’est la prosodie qui lui permet de créer des liens entre ces deux mots » (Konopczysnky, 1991). ’

Dans les premières combinaisons, ce n’est pas l’ordre des mots mais l’emplacement des pauses et les contours mélodiques qui jouent le rôle de marqueurs syntaxiques (Konopczynski et Tessier, 1994 : 174). Ces contours fonctionnent comme des moules ou schèmes prosodiques (Konopczynski et Tessier, 1994 : 172) qui se mettent en place très tôt.

On le voit, une conception dynamique de l’acquisition du langage doit rendre compte des interactions constantes entre plusieurs ordres de phénomènes, et au sein de ceux-ci, la prosodie fait le lien entre la composante motrice du langage et l’attention particulière que prête l’enfant à tout ce qui est en mouvement. Nous dissocions ici ces niveaux pour les besoins de l’explication, mais nous les avons analysés ensemble lors du codage des données et nos résultats montrent l’importance du suprasegmental dans les premières acquisitions, en compréhension comme en production (chapitre V). Il sert à repérer les éléments saillants, mais aussi à établir une première syntaxe : nous analysons dans ce qui suit le développement des premières combinaisons, qu’il nous faudra prendre en compte au sein des premières formes d’expression du mouvement.