3.2.3. Catégorisation?

S’il nous a semblé bien difficile de donner un aperçu de ce que peut-être l’analyse linguistique de productions enfantines en s’en tenant aux catégories classiques, c’est que l’usage même de ces catégories est problématique, en particulier quand il s’agit des premiers énoncés combinant plusieurs termes (Slobin 1985, Clark 2003). On peut certes choisir de s'en tenir à un découpage en fonction des catégories morphosyntaxiques adultes : c'est probablement l'analyse la plus "naturelle", si l'on considère que c'est d'abord en fonction de ces critères que les adultes interprètent les énoncés produits par l'enfant (Parisse & Le Normand, 2000). L’usage d’une telle interprétation dans de nombreux travaux suggère aussi qu’elle soit opératoire : on peut ainsi accepter, comme le proposent Bates et al. (1994 : 90) que les catégories adultes ou "parties du discours "constituent d'excellentes variables indépendantes.

Nous essayerons dans ce qui suit (chapitre III), de montrer jusqu'où on peut aller avec ce type d'approche, mais l'on peut d'ores et déjà mentionner deux limites évidentes. D'abord, un tel découpage peut revenir à supposer acquises, et surtout productives, des catégories qui ne le sont certainement pas encore. Tout au plus peut-on dire que les enfants savent déjà faire la différence entre noms et verbes : dès 14 mois, les enfants francophones se serviraient d'indices comme la présence de déterminants pour distinguer les éléments nominaux (Shi & Cyr, 2008) et les enfants anglophones feraient de même à 18 mois (Kedar et al 2006, Zangl et Fernald 2007)12. Ces résultats expérimentaux montrent certes que les enfants tiennent compte de certaines caractéristiques de l'input (Bates et al. 1994), mais ils ne confirment en rien l'existence d'une catégorie de noms, ni a fortiori de verbes. Olguin et Tomasello ont testé la productivité de nouveaux verbes chez des enfants de 22 à 25 mois et concluent que même à 25 mois, la catégorie de "verbe" ne peut pas être considérée comme productive (Olguin & Tomasello, 1993).

D'autre part, et surtout : ce type d'analyse conduit presque inévitablement à la création de ce qu'Ann Peters (1977 : 561) appelle une "classe résiduelle", qui peut remettre en cause le découpage en fonction de la langue cible adulte, et en particulier le présupposé suivant:

‘“We have assumed that it is appropriate to analyse the child's speech into the same kinds of units and levels into which we have found it profitable to analyse adult speech. Thus we look for distinctive features, phonemes, morphemes, words, immediate constituents etc.”’

Un tel découpage conduit en effet à laisser de côté de nombreuses productions que l'on jugerait inintelligibles ou trop difficiles à analyser, et à négliger par conséquent les stratégies globales d'acquisition (ibid, p.562).

Nous préférons donc considérer les marqueurs qui sont utilisés, pour rester au plus près des productions de l'enfant, et les analyser d'abord sur la base de leur fonction en discours (Bates & McWhinney, 1979 ; 1989), afin de ne pas suggérer l'existence de classes dont les premiers énoncés ne portent aucune trace. C’est lors d’une première étude prenant pour point de départ l’une de ces classes : les premières "prépositions" chez des enfants francophones et anglophones (Kochan, A., Morgenstern, A., Rossi, C. & Sekali, M., 2007) que ce type de problème nous est apparu. Citons simplement ici le premier, et peut-être le principal, des problèmes rencontrés : il n’y a pas de relation biunivoque entre les catégories adultes et l’usage que font les tout jeunes enfants de marqueurs qui, en théorie, appartiennent à ces catégories (Bates et al., 1994 :

89 & sq). On observe plutôt des phénomènes de re-catégorisation, qui permettent par exemple à un adjectif de fonctionner comme nom d’objet : « For exemple, detailed case studies have shown that a given child may use the adjective “hot” as a name for stoves, lightbulbs and other heat-bearing objetcs. “Pretty” may function as the name for jewelry, flowers and buttons. » (ibid., p.90)

De la même manière, dans les premiers énoncés à un puis plusieurs termes, il est très difficile de savoir si le marqueur utilisé par l’enfant est une préposition ou un adverbe. Le critère syntaxique qui veut que la préposition régisse un élément nominal, alors que l’adverbe modifie un élément verbal, ne fonctionne pas bien, car les premières productions sont très souvent elliptiques. Un enfant qui dit (15) a- peut ainsi avoir voulu dire b- (où on est une préposition) ou c- (où on est une particule):

(15)a- Put on this

b- Put it on this/there

c- Put this on

En français ces usages elliptiques conduisent aussi à des emplois non canoniques de prépositions, comme par exemple:

(16)Mettre dans

On voit que Marie fait un usage adverbial de la préposition dans, sans pour autant utiliser dedans. Ainsi si le découpage en catégories adultes permet de repérer tout ou partie de ces phénomènes, il n’en reste pas moins que les premières prépositions ne constituent pas un paradigme productif en tant que tel chez le jeune enfant : elles permettent, au mieux, de délimiter les « frontières floues » (« fuzzy boundaries », Zadeh, 2004) d'une catégorie en construction. La distinction entre lexique et grammaire montre ici ses limites, à l’épreuve du langage de l’enfant : on voit alors que celle-ci peut certes avoir un « intérêt technique », mais qu’elle n’a pas de véritable « fondement théorique » (Culioli, 1999 : 165). L’analyse linguistique qui restera au plus près du fonctionnement de la langue partira donc des marqueurs (ou forme linguistique considérée comme marqueur d’opérations) : « le concept de marqueur […] exclut toute séparation radicale entre lexique et grammaire. Il n’existe pas de catégorie grammaticale sans composante lexicale, de même qu’il n’existe pas de lexique qui ne comporte pas de propriétés formelles d’ordre grammatical. Bref, toute grammaire est grammaire lexicale. » (ibid.)

Les problèmes de catégorisation propres au sujet qui nous occupe seront abordés dans le chapitre III, et assortis d’exemples d’analyses de marqueurs en contexte ; nous proposons ensuite un codage qui permette de faire ressortir les particularités de certains agencements de marqueurs, en français et en anglais (chapitre IV). Surtout, cette réflexion sur la catégorisation justifie le choix de partir d'un marqueur (up) pour observer l'émergence des prédicats complexes en anglais (chapitre V).

Cependant, si l’on suppose que ces catégories sont toujours déjà présentes, inscrites dans une grammaire universelle innée, même si elles ne sont pas toujours réalisées "en surface", c'est-à-dire effectivement exprimées; toutes ces questions ne se posent plus. C’est l’objet d’un débat qui divise aujourd’hui encore les recherches sur l’acquisition du langage (Parisse, 2003), et qu’il nous semble important de mettre en perspective, ne serait-ce que pour situer le présent travail.

Notes
12.

La différence entre noms et verbes est souvent masquée en anglais (en l’absence de marquage morphologique du verbe) et les paires noms/verbes identiques sont plus fréquentes qu’en français (Nelson, 1985 : 224).