4.1. Le langage, instinct ou construction ?

Pour aborder les deux types d’explication que les théories contemporaines apportent à l’apprentissage d’une langue maternelle, on peut partir de la constitution du premier champ, initiée par Chomsky lorsqu’il formule, en 1959, le problème « logique » de l’acquisition du langage comme ligne de faille du comportementalisme de Skinner (1957). L’enfant apprend un système de règles qu’il ne peut pas déduire de l’input : c’est l’argument de la « pauvreté du stimulus ». Il faut donc, logiquement, que certains principes abstraits de la grammaire soient rassemblés dans une grammaire universelle dont l’enfant serait équipé au départ : cet outil guidant l’acquisition du langage est appelé « Language Acquisition Device », puis plus simplement « Universal Grammar » (UG) :

‘« UG may be regarded as a characterization of the genetically determined language faculty. One may think of this faculty as a « language acquisition device », an inner component of the human mind, that yields a particular language. » (Chomsky, 1986 : 3) ’

Le postulat innéiste ainsi formulé constitue un tournant majeur des études sur l’acquisition du langage, et continue à susciter de vives controverses : ainsi de l’ouvrage de S. Pinker : The Language Instinct (1995) qui voit dans le langage une réponse instinctive aux besoins de l’évolution. En cherchant à confirmer ou à invalider la thèse chomskyenne, les travaux du domaine se sont peu à peu recentrées sur les dimensions cognitives que le behaviourisme avait laissé de côté (Ghimenton, 2008) : de là, notamment, la redécouverte progressive du rôle de l’imitation. Paula Menyuk (1968) a par exemple montré que l’enfant n’imitait que les structures qu’il connaissait déjà. En fait, l’imitation serait sélective et se produirait justement au seuil des capacités (Kinney & Kagan, 1976) comme le suggérait déjà Vygotsky (op.cit.) au début du siècle.

Le deuxième postulat sur lequel se fonde Chomsky est celui de la productivité infinie, ou générativité des grammaires humaines, qui permettent de produire une quantité infinie d’énoncés inédits à partir d’un ensemble fini d’éléments structuraux (Chomsky, 1957).

Les théories basées sur l’usage et sur la grammaire de constructions (théories constructionnistes inspirées de Fillmore, 1982 ; Goldberg, 1995, 2006) partent du même constat de productivité infinie, mais elles n’acceptent pas la « pauvreté du stimulus » chomskyenne, et leurs conclusions sont donc bien différentes : il faut que l’enfant construise un répertoire d’items (mots et constructions) suffisamment vaste pour pouvoir en extraire des régularités. Pour Chomsky (1965) le langage adressé à l’enfant serait plein d’incorrections, de faux départs etc. En revanche, pour les théories basées sur l’usage, ces énoncés ne sont pas « dénaturés » : ils présentent au contraire certaines caractéristiques qui en font un objet d’étude intéressant (par exemple de par ses caractéristiques prosodiques exagérées, cf. supra) et sont toujours un élément à prendre en compte pour expliquer les évolutions du langage de l’enfant (Jisa & Richaud, 1994).

D'où un autre point de discorde majeur : pour les approches constructionnistes, c’est la caractérisation de la langue adulte par la grammaire générative qui crée un fossé avec le langage de l’enfant (Tomasello, 2003) et rend nécessaire l’« hypothèse de la continuité » (Pinker, 1984), selon laquelle les représentations linguistiques de base restent les mêmes pendant tout le développement langagier. Les approches constructionnistes envisagent la continuité autrement : elles se fondent sur une grammaire que l’on peut appliquer au langage de l’enfant sans postuler la connaissance innée de certains principes, et qui caractérise la compétence linguistique adulte comme un inventaire de constructions, structurées des plus centrales (ou prototypiques) aux plus périphériques (Croft, 2001 ; Goldberg, 1995 ; Langacker, 1991). En effet, pour toutes les théories basées sur l’usage – les grammaires cognitives ou fonctionnalistes par exemple, dont la grammaire de construction est issue – la structure linguistique se construit dans et par l’usage, et la grammaire est le produit d’un ensemble de processus diachroniques et ontogénétiques dits de « grammaticalisation » (Hopper, P.J. et Traugott, E. 2003 ; Bybee et Hopper, 2001).

Enfin, comme d’autres approches développementales, le constructionnisme s’intéresse avant tout à ce que fait l’enfant, il cherche à caractériser les premiers usages et à comprendre comment ils évoluent. Sur la base d’observations de données écologiques, de telles théories ont ainsi pu induire, par exemple, l’existence de « catégories émergentes » (Clark, 2001) dans le langage de l’enfant, qui évolueraient pour se conformer peu à peu à celles du langage adressé.

Peut-être faut-il préciser ici que nous ne remettons pas en cause le caractère inné du langage : ce sont les implications d'un tel postulat que nous n'acceptons pas, c'est-à-dire l'idée que la grammaire elle-même soit innée. De plus, nous pensons que le formalisme qu'impose l'idée d'une grammaire universelle fait obstacle à une analyse fidèle des données. On peut certes essayer de dépasser cette opposition en distinguant ce qui serait d’emblée établi (hard wired) dans le cerveau de ce qui se construirait sur la base de besoins communicationnels, et à partir "des structurations pré linguistiques de l'expérience de la perception, de l'action sur les objets ou de l'interaction avec autrui" (François, 1984:53) mais là encore, il nous semble difficile de maintenir une distinction claire. De plus, bon nombre de travaux récents montrent que les théories basées sur l’usage permettent une meilleure prise en compte de phénomènes clés du développement langagier, en particulier la variation, sur laquelle nous reviendrons, mais aussi les « erreurs » que l’on trouve dans les productions du tout jeune enfant (Rowland & Pine, 2000 ; Rowland, 2007 ; Theakston, A. & Lieven, E. V. M., 2008 ; Kirjavainen, M and Theakston, A., 2009). Dans la lignée de ces travaux, nous préférons l’idée d’une construction graduelle, sur la base de schémas de bas niveaux liant le matériel lexical et grammatical, puis de constructions plus abstraites.