4.2.1. La variation

L’étude de la variation a contribué à cristalliser les oppositions entre les deux champs que nous venons de définir. D’un point de vue générativiste ou innéiste, les variations observées ne concernent que des phénomènes de surface et restent donc peu pertinentes. A l’opposé, les approches développementales considèrent que la variation nous renseigne sur les mécanismes d’apprentissage (Bates et al., 1988, Pline et Lieven, 1993).

Katherine Nelson (1973) a montré une grande variabilité interindividuelle dès l’acquisition des premiers mots : sur 18 enfants suivis, tous issus de classes moyennes, les 50 premiers mots étaient produits au plus tôt à 13-14 mois, et au plus tard à 26-27 mois. Elle a surtout révélé qu’au sein des premiers usages, les enfants manifestaient déjà des préférences, soit pour l’étiquetage (fonction référentielle) soit pour l’échange au cours d’activités (fonction pragmatique, sociale, expressive). Ces préférences seraient liées à des stratégies d’acquisition : la première oriente plutôt les enfants vers l’acquisition du vocabulaire (et l’on constate une certaine précocité lexicale chez ces enfants-là), l’autre vers des stratégies d’acquisition plus globales. On parle ainsi d’enfants « référentiels » vs. « expressifs ».

Cependant, cette distinction repose davantage sur une analyse des premiers mots, qui peuvent aussi correspondre à des « figements » holophrastiques (du type /apu/ pour dire « il (n’) y en a plus »), que sur les premiers usages. Un enfant qui dit « ballon » peut vouloir jouer avec tout autant que le désigner. On ne peut donc pas classer « ballon » dans le vocabulaire référentiel, sans considération pour sa fonction pragmatique. Du point de vue de l’usage, des analyses sémantiques et fonctionnelles ont montré que les cinquante premiers mots et combinaisons sont très semblables, et ce même dans des langues différentes : les enfants auraient tous les mêmes besoins communicationnels, mais ils n’utiliseraient pas tous les mêmes formes (Clark 1979 et Slobin 1972, cités par Jisa 2003 : 116). Il faudrait donc plutôt dire que les enfants ont des stratégies communicationnelles différentes pour arriver aux mêmes buts. L’examen de ces stratégies, qui ne disparaissent pas mais évoluent à mesure que les ressources deviennent plus riches et variées, permet d’envisager le développement du langage autrement que comme une série d’étapes discrètes (Ochs, 1979.) Aussi nous attendons-nous à ce que tous les enfants prêtent la même attention au caractère mobile, dynamique de leur environnement, et que de leur interaction avec celui-ci émane un ensemble de besoins communicationnels uniforme. L'objet de ce travail est à la fois de définir ces besoins, et de repérer les stratégies utilisées par des enfants différents et dans deux langues différentes pour y répondre (chapitres III et IV).

Dans cette perspective, il sera intéressant de confronter les contextes aux stratégies repérées. En effet, c’est le contexte large dans lequel l’enfant acquiert sa ou ses langue(s) maternelle(s) qui nous renseigne au mieux sur les différents types de variations observées (Jisa & Richaud, 1994 : 19). On peut ainsi regrouper les variations observées en fonction de trois sources de variation possibles :

1. Les caractéristiques formelles des langues et le traitement qu’en fait l’enfant : les problèmes d’extraction, de segmentation varient en fonction des langues mais aussi des individus. Les recherches pionnières de D. Slobin ont permis de montrer l’importance de comparaisons inter-langues dans l’explication de l’ordre et du rythme d’acquisition (1979), ainsi que des types de problèmes rencontrés par les enfants (1982).

Cette question, nous l’avons dit, est au cœur de notre étude: elle justifie le choix d'une comparaison entre le français et l'anglais, qui diffèrent quant au type de structures utilisées ainsi qu'au regard du type d'informations transmises dans l'expression du déplacement.

2. Le mode d’interaction conversationnelle : une langue adressée « modulée » (Rondal 1983) au niveau phonologique (cf. supra), mais aussi sur le plan de la syntaxe et des relations sémantiques, facilite compréhension et apprentissage en dialogue.

Nous nous attacherons à montrer l'importance de certaines de ces caractéristiques : celles qui pourraient avoir un impact sur l'évolution de la référence au mouvement chez l'enfant.

3. Les contextes culturels, qui varieraient plutôt en fréquence et en extension, mais dont l’inventaire serait en grande partie semblable dans toutes les cultures (Ochs 1986). Ces variations s’expliquent par l’importance des contraintes conversationnelles issues de conventions sociales (Schieffelin & Ochs, 1983), mais aussi par la façon dont les parents se représentent le développement précoce de l’enfant (Ninio, 1979 ; Pêcheux, 1999), en fonction de leurs attentes, des droits et des devoirs de l’enfant (Whiting & Whiting, 1975 ; Riesman, 1992). Par exemple, pour des parents luos ou samoans, les enfants ont un statut social inférieur, qui justifie qu’on leur adresse principalement des énoncés directifs, limitant par là même leurs productions verbales (Jisa, 2003:119).

Sur ce dernier point, les conventions sociales sont très semblables dans les familles où les enregistrements ont été faits (classe moyenne, ayant le plus souvent un lien avec l'enseignement ou la recherche). Seules les attentes des parents diffèrent, mais elles sont toujours difficiles à apprécier.

Pour conclure, peut-être faut-il rappeler que l’étude des variations inter-individuelles, linguistiques et culturelles permet de rendre compte de l’existence de trajectoires développementales différentes, mais que toutes mènent également à l’acquisition d’une compétence de locuteur natif : nous y reviendrons dans le chapitre II.