4.2.3. Constructions et apprentissage statistique

Pour les théoriciens de la grammaire de constructions, la grammaire désigne un ensemble structuré de couples forme (ou structure) - sens, ou constructions14 (Fillmore (1985), Lakoff (1987), Langacker (1987), Goldberg (1995). Celles-ci constitueraient l’unité de base de la langue (Croft, 2001; Goldberg, 1995; Langacker, 1991 ; cf. Rowland, 2007).

L’impact de telles théories sur notre compréhension de l’acquisition du langage a consisté à souligner l’importance d’une construction pièce par pièce, que l’on pourrait appeler en mosaïque15, et jusqu’à très tard basée sur des items plutôt que sur des règles. Ainsi par exemple l’hypothèse des îlots verbaux de Tomasello (1992) veut que l’enfant apprenne d’abord les verbes « en bloc » dans des constructions spécifiques. On voit bien ici le lien entre la grammaire de constructions et l’analyse de la perception en termes de « Gestalts », ou formes globales : de même qu’une forme globale perçue ne correspond pas à la somme des stimuli qui la constituent, et que la perception d’une partie s’intègre nécessairement à notre compréhension du tout, les constructions sont d’abord comprises dans leur ensemble, et l’analyse d’un îlot verbal est d’abord indissociable des verbes particuliers que l’enfant a ainsi appris.

L’acquisition des constructions chez l’enfant se ferait en fait en deux temps : acquisition d’un inventaire dont le statut des unités serait semblable à celui des items lexicaux, puis établissement de généralisations. La grammaire de constructions propose donc que l’enfant mette d’abord en place des cadres lexicaux (« lexical / item-based frames») sur la base de récurrences rencontrées dans l’input. Ce premier inventaire de constructions ne constitue cependant pas une grammaire formelle abstraite et cohérente mais plutôt un inventaire peu structuré d’îlots de constructions16 (Cameron-Faulkner, Lieven, & Tomasello, 2003 : 866 ; cf. Rowland, 2007 : 111). C’est ensuite sur la base de régularités détectées dans l’input, par une série de généralisations que l’enfant développe des schémas linguistiques plus abstraits (Tomasello, 2003). Un type de généralisations courantes se fait par détection de collocations les plus fréquentes, qui permettent ensuite de déterminer l’acceptabilité d’un item dans un environnement donné (Gries & Stefanowitsch, 2003 : 99).

Dans cette perspective, le travail du chercheur consisterait aussi à extraire des régularités statistiquement significatives : co-occurrences de traits morphosyntaxiques et sémantiques qui peuvent être organisés en constructions, c’est-à-dire en paires forme-sens17. C’est ce que doit permettre une méthodologie qui combine détection semi-automatique, analyse et codage des données (chapitre II).

Notes
14.

voir par exemple Stefanowitsch & Gries, 2003 ; ou Goldberg, 2003 pour une présentation générale.

15.

Terme que l’on retrouve dans certaines publications (par exemple Schmidtke-Bode, 2007 : 513) qui reprend peut-être sans le savoir une conception bien théorisée par Robert & Chapouthier (2006) : application au langage des idées de Chapouthier (2001), qui voit dans la structuration en mosaïque la clé de l’évolution du vivant vers une complexité toujours plus grande.

16.

Nous traduisons et adaptons : “[children’s early grammatical knowledge consists] not of an abstract and coherent formal grammar but rather of a loosely organized inventory of item-based construction islands.’’ (Cameron-Faulkner, Lieven, & Tomasello, 2003 : 866) 

17.

voir Schmidtke-Bode, 2009:511 pour un exemple d’analyse basée sur ces principes, ou Gries & Stefanowitsch, 2003 : 123-124, sur la façon dont la théorie des constructions se trouve renforcée par de telles analyses.