Résumé

L’expression du mouvement se trouve à l’articulation du langage et de la cognition : nous nous intéressons ici à des faits de langue, mais nous pensons que leur spécificité, ainsi que la façon dont ils engagent notre compréhension de l’acquisition du langage impliquent que nous prêtions, au préalable, une attention toute particulière aux interactions éventuelles entre organisation langagière et cognitive. C’est sous cet angle que nous abordons l’hypothèse localiste, pour en considérer les variantes actuelles, et montrer que si la primauté du spatial a d’abord été pensée dans une perspective diachronique, son application à la cognition, à l’acquisition et au fonctionnement du langage est moins évidente. Nous nous interrogeons en particulier sur la pertinence des modèles spatiaux utilisés par la linguistique cognitive, dont nous acceptons le postulat central (le langage, et par conséquent la linguistique, ne sont pas absolument autonomes, et la compréhension des liens qui existent entre langage et cognition est fondamentale) mais réfutons la priorité qui est donnée à une conception géométrisée de l’espace.

La différence inter-langue qui motive notre comparaison, et dont nous donnons ici un premier aperçu, marque aussi, dans la littérature, un regain d’intérêt relativement récent pour la relativité linguistique : nous nous interrogeons donc sur les évolutions de ce champ, de la visée universalisante des travaux sur la catégorisation au retour à un relativisme modéré, motivé par les approches typologiques contemporaines. Ainsi la comparaison inter-langue d’interactions marquant les débuts de l’acquisition du langage (Choi & Bowerman 1991, Bowerman 1996) a permis de montrer que, très tôt, les enfants adoptent des stratégies d’acquisition guidées par les structures de la langue qui leur est adressée. Celles-ci ne remettent pas en cause l’existence de stratégies universelles, qui seraient cependant peu à peu relayées par une prise en compte des structures spécifiques. En tout état de cause, il importe de souligner que seule la fiction analytique permet de distinguer deux temps, et nous avons eu à cœur de montrer les interactions constantes entre langage et cognition, plutôt que le primat de l’une sur l’autre.

D’autre part, si l’objet de ces développements a été de contextualiser et de comprendre plutôt que de remettre en cause la primauté du spatial, nous espérons avoir montré l’importance d’une redéfinition qui comprenne la dimension fonctionnelle de la connaissance et de l’appropriation du monde par l’enfant (Freeman et al., 1981; Sinha, 1982, 1988) et permette aussi d’intégrer des dimensions plus qualitatives (Cadiot, Lebas & Visetti, 2006). Car si la langue façonne le monde (Jisa, 2000) et les enfants qui s’y développent, ce n’est pas seulement en leur imposant des modèles topologico-géométriques, mais bien en permettant à une communauté de locuteurs, comme à l’enfant qui s’y intègre, de donner du sens, des sens, à des aspects divers de l’expérience.

Le deuxième moment de ce chapitre s’attache à replacer l’articulation du mouvement et du langage dans une perspective développementale : nous insistons en particulier sur la dimension dynamique des premières acquisitions, et sur leur fort ancrage dans un contexte situationnel, mais aussi interactionnel et discursif. Ce rapide panorama d’une acquisition du langage « en mouvement » motive le choix d’une approche basée sur l’usage, permettant d’intégrer les variations et de repérer des récurrences : toutes choses qui nous renseignent sur les mécanismes d’apprentissage.

Nous revenons pour finir sur l’apport des hypothèses sur la « cognition incarnée » à notre compréhension du rôle des premières expériences motrices : si celles-ci se rejouent dans les productions langagières qui s’y rapportent, alors il importe de penser la nature des associations qui se mettent en place et se renforcent dans l’échange communicatif. Il peut s’agir simplement de liens fonctionnels, mais pour les grammaires cognitives ceux-ci constituent également le socle de toute communication. Nous soulignons la dimension interprétative de telles hypothèses, dont nous verrons dans ce qui suit qu’elles peuvent engager une lecture partiale des données. Nous nous attacherons plutôt à décrire celles-ci sous différents angles en vue de déterminer la part et le rôle du mouvement dans les productions précoces d’enfants anglophones et francophones.