2. Précocité du mouvement ?

Parler des objets et des événements dans lesquels ils sont impliqués, c'est parler d'un monde en mouvement. Pour Paul Bloom, Levinson ou Mandler (dans la lignée des travaux de Piaget), la conceptualisation du déplacement constitutive du concept même d’espace. De plus, on sait que ce type de conceptualisation arrive très tôt : les événements spatiaux sont en grande partie compris avant un an (Spelke, 1990 ; Imai et al., 2008), avec leur commencement et leur fin, mais surtout leur but (Woodward, 1998, Lakusta, 2005 ; voir aussi chapitre I, 2.2.1), et les éventuels sous-événements qui auraient un lien causal avec eux (Leslie, 1984).

La thèse qui permet de penser ensemble le caractère fondateur et la précocité de la conceptualisation du mouvement consiste à dire que l'expression du mouvement a un statut privilégié dans l'acquisition du langage (voir par ex. Landau et Zukowski, 2003 ; et le point 2.2.2 de notre premier chapitre), en production comme en compréhension. Un ensemble de travaux déjà anciens a montré que les premiers mots compris par les enfants correspondaient à des objets susceptibles de se mouvoir ou sur lesquels on pouvait agir (Clark, E. 1973 ; Huttenlocher, 1974 ; Nelson, 1973, citée par Bloom, 1991 : 72). Un peu plus tard, il apparaît aussi que les verbes de mouvement sont compris avant les verbes psychologiques, qui seraient d’abord interprétés comme faisant référence à des états externes : par exemple, les enfants de quatre ans testés par Wellman et Johnson jugent qu’un personnage qui sait trouver l’emplacement d’un objet s’en souvient, sans tenir compte de ses connaissances préalables sur cet emplacement (Wellman & Johnson, 1979). Mais si compréhension du mouvement et compréhension langagière précoces semblent ainsi liés, cela ne présage pas absolument de la production du langage.

Or, il est apparu que les premières productions linguistiques étaient soumises aux mêmes règles : Brown (1958) a montré que tout comme les noms d’objets concrets, les verbes décrivant le mouvement étaient les premiers appris par les enfants anglophones. Ce serait alors le résultat d’une attention plus grande prêtée aux choses et aux événements saillants, qui attirent l’attention de l’enfant. Ainsi, ces premiers verbes seraient appris et produits d’abord dans le contexte d’une action en cours (Bloom, 1991 :72 et sq.). Toutefois, on peut émettre plusieurs réserves face à de telles démonstrations. La première concerne le caractère nécessairement interprétatif des analyses proposées : Bloom (ibid) a par exemple proposé une interprétation des premières productions de quatre enfants américains en termes de relations syntaxico-sémantiques, dérivées d’une analyse des énoncés et du contexte discursif, où si l’accord inter-juge permettait de déterminer la fiabilité de cette interprétation, elle ne pouvait pour autant prétendre capturer ce que l’enfant avait voulu dire : « Obviously, one cannot be confident that the semantic interpretation given to an utterance by an adult does indeed equal the child’s semantic intent. » (ibid. p. 46 & sq.). D’autre part, il n’est pas certain que cette inscription du mouvement dans les premières productions langagières soit confirmée si l’on considère ensemble des enfants de langue et de culture différentes : nous avons vu par exemple que la langue anglaise avait une préférence pour le concret (cf. Bottineau, 2004 : 111), ce qui pourrait expliquer en partie les conclusions de Brown25. Nous tenterons donc, dans un premier temps, d’apporter deux types de validations à cette hypothèse, qui est peut-être moins intuitive qu’il n’y paraît, et de voir quel type de conclusions elles permettent de tirer.

Nous revenons pour commencer sur la question cruciale du lien qui pourrait exister entre le mouvement perçu et son expression linguistique. Les inventaires du développement communicatif permettront ensuite une comparaison à grande échelle des premières productions d’enfants francophones et anglophones, pour considérer l’ajout d’une hypothèse sur le rôle du mouvement à l’idée d’un ancrage socio-pragmatique du langage. Nous étudierons enfin le lien entre les premières productions de trois enfants francophones et le mouvement perçu.

Notes
25.

Bloom (ibid) reprend les conclusions de l’étude de de Janota (1972) sur l’acquisition du tchèque.