2.1. Du mouvement perçu à son expression linguistique

D’un point de vue perceptuel, le mouvement est certainement primordial, mais qu’en est-il de son expression linguistique ? Nous l’avons vu, certains travaux nous incitent à penser l’acquisition du langage spatial en deux temps. Bowerman (1993 : 11) a par exemple montré que les enfants de moins de trois ans reconnaissaient les relations de contenant/contenu, quelle que soit la langue (anglais, néerlandais ou allemand) ou la situation, alors que l’acquisition de distinctions plus spécifiques comme celles du néerlandais (‘op’ vs ‘aan’) prenait plus de temps. Il semble donc que la première distinction soit davantage liée au développement cognitif général de l’enfant, alors que la seconde témoigne d’une prise en compte du découpage particulier de la réalité proposé par la langue adressée à l’enfant. En tout état de cause, et même si les interactions entre la langue adressée à l’enfant et sa conception de l’espace se produisent certainement très tôt, la comparaison inter-langue semble bien confirmer le rôle fondamental des premiers développements perceptifs dans l’acquisition des distinctions langagières qui s’y rapportent.

On peut alors, comme nous l’avons suggéré au chapitre I, aller plus loin et proposer qu’il existe un lien constitutif entre mouvement senti, vécu ou perçu, et développement du langage. Le mouvement vécu correspond d’abord au développement de la motricité, dont nous avons vu qu’il était également impliqué dans le développement du langage (chapitre I, 3.1). Or les résultats d’une étude récente (Dos Santos, 2009) lie l’âge des premiers pas avec la richesse des productions langagières, sur la base des scores obtenus par 202 enfants évalués dans le cadre de l’étalonnage des inventaires français du développement communicatif (Kern & Gayraud, 2010).

Figure 17 : Lien entre l’âge des premiers pas (en abscisse) et la moyenne des scores (en ordonnée) obtenus dans 202 inventaires français (version « mots et gestes »)
Figure 17 : Lien entre l’âge des premiers pas (en abscisse) et la moyenne des scores (en ordonnée) obtenus dans 202 inventaires français (version « mots et gestes »)

On voit que ce sont les enfants qui marchent le plus tôt qui ont aussi les scores les plus élevés, et que la courbe de moyenne des scores baisse considérablement lorsque l’âge des premiers pas se situe après 14 mois. Chez les enfants qui investissent et développent plus tôt la motricité, le développement du langage est lui aussi plus précoce, et comme facilité par les développements moteurs. Mais il y a bien évidemment beaucoup plus que cela dans la conjonction des deux phénomènes observés ici : la marche permet notamment à l’enfant d’acquérir une autonomie dont il a besoin, et qu’il affirme lorsqu’il prend la parole. En tant que telle, elle aide certainement l’enfant à prendre toute la mesure de la différence entre soi et autrui. Or cette différence est nécessaire à l’établissement de toute communication, et en particulier à la triangulation qui caractérise l’attention partagée (Brigaudiot & Danon-Boileau, 2002 : 61) et qui, comme nous l’avons vu, est peut-être le point d’ancrage des développements ultérieurs.

Certains travaux ont permis d’établir des liens plus directs entre le mouvement perçu et les premiers développements du langage. Ils montrent que la perception du mouvement, en tant qu’elle intéresse particulièrement les nourrissons, est aussi en lien avec les premières productions vocales. Dans une comparaison du babillage d’enfants canadiens et français, Blake et de Boysson Bardies (1992), suivant l’hypothèse de Halliday (1973 ; 1975) selon laquelle les nourrissons associent sons et sens dans le babillage, ont observé des récurrences associées à des contextes particuliers. Ces associations régulières de formes babillées et de contextes donnés annoncent les premières significations, dont on sait qu’elles sont très liées au contexte (Chapitre I, section 3.1.2). Or les contextes dans lesquels s’expriment le plus de régularités sont liés à des événements ou à des actions, et donc plus ou moins directement, au mouvement observé. Les contextes où les enfants observés vocalisaient le plus fréquemment sont en effet : la manipulation d’objets et le mouvement vers le bas (Blake et de Boysson Bardies, 1992 : 71). Les auteurs relèvent aussi les commentaires, qui portent probablement sur des situations où le mouvement est saillant, mais leur choix de donner la priorité aux catégories « sociales » (requête, commentaire, échange) sur les catégories de mouvement et de manipulation d’objet (ibid. p. 58), ne permet pas de s’en assurer. Les deux points suivants (2.2 et 2.3) présentent deux types de cautions apportées à l’existence de ces associations régulières.