2.2.1. Imitations

L’imitation constitue un moment important de l’entrée de l’enfant dans la communication (Nadel & Potier, 2002 ; Roger & Williams, 2006). Pour Piaget, l’imitation préverbale constituait « la première manifestation [...] de la fonction symbolique », et un changement développemental fondateur pour l’acquisition du langage, marquant le dépassement des seuls schèmes sensori-moteurs : l’imitation définit pour Piaget le « processus assurant la transition entre l’intelligence sensori-motrice et la représentation imagée »(1962 : 143 ; voir aussi Piaget, 1945, chapitre 3). Nous pensons que les travaux sur l’imitation néo natale (Meltzoff et Moore, 1977 ; 1979) ne remettent pas en cause cet aspect des travaux de Piaget, qui porte sur l’imitation comme type d’interaction sociale : lorsque l’enfant imite pour interagir socialement, il n’imite pas pour apprendre, pour découvrir, mais pour communiquer sur la base de gestes et d’actions qu’il connaît et maîtrise (Nadel, 1986). Or ce sont précisément ces comportements-ci qui nous intéressent, car ils mettent en jeu conjointement le mouvement du corps et les premières formes de communication. Les inventaires distinguent trois types de comportements qui donnent une idée du développement communicatif de l’enfant : imitation, dénomination (pointage et/ou dénomination verbale) et faire semblant (items 36, 37 et 38 dans la version française). Au sein de ces trois comportements, le récent étalonnage réalisé pour les versions françaises (Kern et Gayraud, 2010) fait ressortir une tendance intéressante. Le tableau ci-dessous donne la proportion des réponses positives données par les mères pour les sections « imitation », « dénomination » et « faire semblant », sur la proportion des réponses positives totales, c’est-à-dire pour la totalité des items de la liste « mots et gestes ».

Figure 18 : Evolution de la représentation des catégories d’imitation, de dénomination et de faire semblant en pourcentage du nombre total de réponses « oui », et en fonction de l’âge (d’après Kern & Gayraud, 2010).
Figure 18 : Evolution de la représentation des catégories d’imitation, de dénomination et de faire semblant en pourcentage du nombre total de réponses « oui », et en fonction de l’âge (d’après Kern & Gayraud, 2010).

On voit que l’imitation domine pour presque toutes les tranches d’âge, sauf à 11 et 14 mois, où les enfants semblent se concentrer tout particulièrement sur la dénomination (Kern et Gayraud, 2010 : 36). On constate aussi que la répartition tend à s’uniformiser en fin de période : c’est dans les tous premiers mois de l’évaluation que l’on rencontre les écarts les plus importants, ce qui suggère que les comportements imitatifs constituent bien un moment charnière de l’entrée dans le langage. Mettre en mouvement pour communiquer, dire par le mouvement du corps, constitue aussi la base des comportements gestuels, et les hypothèses sur l’ancrage gestuel de l’acquisition du langage montrent bien la place centrale du mouvement dans les premières interactions communicationnelles (Iverson & Goldin-Meadow (Eds.), 1998 ; Iverson & Goldin-Meadow, 2005 ; Ozcaliskan & Goldin-Meadow, 2005).

Il faut ajouter à ce constat que le mouvement dont nous parlons ici articule aussi et peut-être avant tout perception et conceptualisation, et que le mouvement que font les enfants pour imiter, par exemple, n’est que la trace de tels processus. Il n’en est probablement pas la condition, puisque tous les enfants n’imitent pas, et que l’impossibilité dans laquelle sont les enfants handicapés moteurs de se livrer à de telles activités ne les empêche pas d’apprendre à parler. On constate cependant une tendance de ces enfants à prononcer des phrases « sans représentation » (Lestang, 1996 : 285) : ils produisent des énoncés en première personne, mais ceux-ci sont stéréotypés, et correspondent souvent mot pour mot à des énoncés qui leur ont été adressés. D’où une hypothèse sur le lien entre l’appropriation du corps et la constitution d’un sujet énonciateur :

‘« On peut aussi faire l'hypothèse que vivre avec un corps différent, un corps caractérisé d'importantes carences, aura des répercussions sur l'organisation mentale et donc sur le langage. Je veux dire par là que ce type de langage renvoie à un corps qui a besoin en permanence d'étayage, et qui a donc beaucoup besoin de l'autre pour avoir l'impression d'exister. » (ibid., p. 286)’

Nous sommes ici bien au-delà des premières imitations, mais ce détour permet de préciser que la qualité des imitations dont nous parlons est bien différente d’une simple reprise mimétique : les enfants dont les parents jugent qu’ils imitent le font dans des contextes conversationnels où l’imitation est pertinente, et ce faisant, ils disent déjà autre chose que « je suis capable de faire ces mouvements comme toi ». Ils montrent qu’ils en ont compris le sens : c’est bien parce qu’elle articule forme et sens que l’imitation est considérée ici comme un comportement symbolique. Cependant, elle correspond aussi à une norme qui peut avoir été établie en situation, et ne pas être partagée par toute la communauté des locuteurs :

« Ainsi une activité devient-elle symbolique quand elle s’effectue par rapport à une norme et qu’elle mêle à son déroulement des gestes susceptibles de devenir des marques propres à sa reconnaissance. » Lassègue, (2010 : 23).’

Pour envisager le rôle des comportements imitatifs plus ritualisés, plus clairement symboliques : c’est-à-dire où l’association d’une forme et d’un sens est plus conventionnelle, tout en restant iconique, nous nous proposons d’analyser l’acquisition des onomatopées, des jeux symboliques et des routines.