2.2.2. Onomatopées, jeux symboliques et routines

Les onomatopées établissent un lien mimétique entre une forme basée sur des sonorités particulières, et un sens le plus souvent lié à l’action. Or elles constituent aussi la première catégorie lexicale des inventaires, même si elles regroupent un nombre restreint d’items : douze dans la version anglaise, dont huit sont des cris d’animaux (soit en tout 3% des 396 items de la liste « mots et gestes »), treize items dans la version française, dont sept cris d’animaux (également 3% des 414 items de la version française). Les cris d’animaux, dont on voit qu’ils représentent près de la moitié de cette catégorie, pourraient être considérés comme moins directement liés à l’action. Cependant, ils permettent une première caractérisation dynamique des animaux comme être animés (car capables de mouvements volontaires), et le cri mimé est bien la représentation d’une action couramment observée ou particulièrement saillante, par laquelle chacun d’entre eux pourra être défini et distingué.

Figure 19 : Onomatopées dans les inventaires anglais (MCDI) et français (IFDC) du développement communicatif, version « mots et gestes » (sources : site CLEX pour la version anglaise, manuel IDCF, Kern & Gayraud 2010 pour la version française).
Figure 19 : Onomatopées dans les inventaires anglais (MCDI) et français (IFDC) du développement communicatif, version « mots et gestes » (sources : site CLEX pour la version anglaise, manuel IDCF, Kern & Gayraud 2010 pour la version française).

Ces onomatopées sont immédiatement signifiantes dans des contextes bien précis, elles s’apparentent en ceci aux productions verbales intégrées dans des jeux et routines, qui constituent la deuxième catégorie des inventaires. Ces jeux et routines intègrent à la fois la composante d’imitation analysée ci-dessus, et des éléments linguistiques : formes conventionnelles associées à un rituel donné. A l’appui du lien entre le mouvement qu’impliquent ces jeux et routines, et l’expression qui en est donnée, on note que dans cette catégorie, près de la moitié des items sont le plus souvent accompagnés de gestes représentationnels mimétiques (items signalés par un astérisque dans le tableau ci-dessous).

Figure 20 : Jeux & routines dans les inventaires anglais (MCDI) et français (IFDC) du développement communicatif, « mots et gestes » (sources : site CLEX pour la version anglaise, manuel IDCF, Kern & Gayraud, 2010, pour la version française)
Figure 20 : Jeux & routines dans les inventaires anglais (MCDI) et français (IFDC) du développement communicatif, « mots et gestes » (sources : site CLEX pour la version anglaise, manuel IDCF, Kern & Gayraud, 2010, pour la version française)

Si l’on considère ensemble onomatopées et jeux et routines, l’ensemble des items des deux catégories représente 7,8% de la liste anglaise et 7,9% de la liste française26, et donne peut-être une meilleure idée de la façon dont l’enfant lie actions et productions langagières iconiques ou rendues entièrement transparentes par le contexte.

Or, comme le font remarquer Kern & Gayraud (2010 : 54) « Cette catégorie est particulièrement bien représentée chez les enfants dont la taille de vocabulaire est la plus petite (entre 1 et 50 mots). » Ils constituent, avec les noms, la grande majorité des premiers mots compris, ce qui donne une base empirique forte à la thèse de l’ancrage socio-pragmatique des premiers développements langagiers. L’analyse des résultats des inventaires français que nous reproduisons ci-dessous a été faite en fonction de la taille du vocabulaire des enfants, et non par groupes d’âges, car on aurait alors regroupé des enfants dont les productions pouvaient présenter de grandes différences (Bates et al., 1994 : 94). Nous fonctionnerons donc ainsi dans ce qui suit, du moins pour l’analyse des données issues d’inventaires.

Figure 21 : Répartition grammaticale des mots compris en fonction de la taille du vocabulaire réceptif dans l’inventaire français « mots et gestes » (adapté de Kern & Gayraud, 2010)
Figure 21 : Répartition grammaticale des mots compris en fonction de la taille du vocabulaire réceptif dans l’inventaire français « mots et gestes » (adapté de Kern & Gayraud, 2010) Sur l’axe des ordonnées figurent les pourcentages du vocabulaire de l’enfant tel qu’il est représenté par l’ensemble des items des inventaires. .

On note une forte représentation des noms dès les premiers mots, mais surtout une très nette surreprésentation des onomatopées, jeux et routines, alors que les prédicats et items de classe fermée (ICF) s’acheminent peu à peu vers la proportion attendue.

Ces onomatopées, jeux et routines, nous les retrouvons aussi dans la langue anglaise, et nous l’avons dit, elles sont représentées en proportion sensiblement identique (7,8%) dans les inventaires américains. Par conséquent nous devrions les retrouver en proportion semblable dans les données américaines. Pour nous en assurer, nous avons reproduit les analyses de Kern et Gayraud (2010), pour cette catégorie, à partir des étalonnages américains du MCDI disponibles en ligne sur le site CLEX. Les résultats font ressortir à peu près la même tendance dans les inventaires américains, avec une surreprésentation moins importante, mais plus persistante, comme le montre le graphique ci-dessous.

Figure 22 : Evolution de la catégorie BR (regroupant les catégories « sound effects and animal sounds » et « games & routines » de l’inventaire américain « words and gestures ») en pourcentage du vocabulaire réceptif (réalisé à partir des données CLEX).
Figure 22 : Evolution de la catégorie BR (regroupant les catégories « sound effects and animal sounds » et « games & routines » de l’inventaire américain « words and gestures ») en pourcentage du vocabulaire réceptif (réalisé à partir des données CLEX).

Les enfants américains comprennent donc, en proportion, plus de noms et/ou de prédicats et items de classe fermée dès les premiers vingt mots que les enfants français. L’évaluation de la compréhension est cependant très tributaire du jugement des mères, peut-être davantage encore que celle de la production.

Or en production, cette catégorie reste aussi longtemps sur représentée, deuxième après les noms sur toute la période pour les inventaires français : « La deuxième catégorie la plus fréquente est celle des bruits et sons d’animaux et jeux et routines avec 19 % de la production. Cette catégorie est clairement surreprésentée, puisqu’elle excède la proportion de la liste de base. » (Kern & Gayraud, ibid)

Figure 23 : Répartition grammaticale des mots dits en fonction de la taille du vocabulaire productif dans les inventaires français « mots et gestes » (adapté de Kern & Gayraud, 2010).
Figure 23 : Répartition grammaticale des mots dits en fonction de la taille du vocabulaire productif dans les inventaires français « mots et gestes » (adapté de Kern & Gayraud, 2010).

Dans l’étalonnage des inventaires américains réalisé par Bates et ses collaborateurs (1994)28, on note une surreprésentation beaucoup plus nette au début, et qui persiste, en proportion plus importante que pour le français, malgré une très forte augmentation de la représentation des noms.

Figure 24 : Répartition grammaticale des mots dits en fonction de la taille du vocabulaire productif dans les inventaires américains « words and gestures » (adapté de Bates et al, 1994).
Figure 24 : Répartition grammaticale des mots dits en fonction de la taille du vocabulaire productif dans les inventaires américains « words and gestures » (adapté de Bates et al, 1994).

On voit bien que la répartition en fonction de la taille du vocabulaire productif diffère assez considérablement de celle que nous avions obtenue en compréhension (vocabulaire réceptif) : en français, la surreprésentation des noms est beaucoup plus forte en production, alors que dans les données issues des inventaires américains, ce sont les onomatopées, jeux et routines qui constituent près de 80% des premiers éléments repérés par les mères. Il apparaît donc qu’à la différence des enfants américains, les enfants français produisent d’emblée plus de noms, et donc en proportion, moins d’onomatopées, jeux et routines : dans la première tranche considérée, les proportions de ces deux catégories sont presque exactement inversées.

Cependant, dans un cas comme dans l’autre, la sur représentation est persistante. Gestes, mimes, mais aussi symbolisme sonore ont donc une importance toute particulière pour le jeune enfant. On peut supposer qu’ils sont à l’articulation des intérêts perceptuels de l’enfant et de ses besoins communicationnels, à l’articulation du mouvement perçu et des événements complexes dont l’enfant veut parler. Les travaux montrant la pertinence psychologique du symbolisme sonore en général, et en particulier des onomatopées, ne sont pas neufs (voir par exemple Köhler, 1929). Cette question a cependant suscité un regain d’intérêt récemment, en lien avec l’acquisition du langage, notamment avec les travaux pionniers d’Imai et de ses collaborateurs (Imai et al., 2008) qui ont montré que les onomatopées étaient liées à la prise en compte des éléments changeants d’un monde en mouvement, et en tant que telles facilitaient l’apprentissage des verbes. Elles permettraient donc à l’enfant d’accéder à un certain type de relations forme-sens. Nous reviendrons sur ce point en considérant les onomatopées dans nos données (ci-dessous, 3.3), mais les tendances que nous venons de présenter suggèrent déjà qu’il puisse y avoir quelque chose comme un amorçage (traduction de l’anglais « bootstrapping ») multimodal de l’apprentissage des termes liés au mouvement ou au changement. On retrouve cette richesse dans les productions des mères, qui produisent un étayage auditif, visuel et/ou tactile en particulier lorsqu’elles utilisent de nouveaux verbes avec les jeunes enfants (Gogate, Bahrick & Watson 2000), et l’on peut alors penser que les enfants eux-mêmes, lorsqu’ils utilisent des formes mimétiques et/ou iconiques, accèdent à une signification « relationnelle », c’est-à-dire qu’ils ne font pas seulement référence aux objets eux-mêmes mais aussi à leur chute par exemple (« badaboum »), ou à un type de déplacement qui pourra s’appliquer à plusieurs objets (« broum » pour les véhicules à moteur).

Cependant, cette hypothèse pourrait aussi bien s’appliquer aussi à la dénomination d’objets statiques : Werker et al. (1998) ont ainsi montré à partir de trois dispositifs expérimentaux complémentaires que les enfants pouvaient apprendre à apparier mots et objets sans le soutien de leur environnement social et pour ainsi dire hors contexte, mais qu’ils y parvenaient (aux alentours de 14 mois) seulement quand les objets étaient en mouvement. Les auteurs proposent que les enfants sachent alors comprendre des associations arbitraires, et l’on peut certes en conclure que la préférence des enfants pour les stimuli en mouvement les conduit à s’intéresser davantage à l’appariement de tels événements avec une production linguistique concomitante. La désignation d’objets statiques pourrait donc elle aussi passer par le mouvement, tout comme la permanence de l’objet qui, comme nous l’avons expliqué (chapitre 1, 2.2.1) n’est acquise que via une compréhension du mouvement. Il faut pourtant remarquer que dans l’étude de Werker et al., les « non mots » choisis pour les expériences (neem, lif et pok) ressemblent beaucoup à des onomatopées, ce qui pourrait suggérer une autre explication aux régularités rencontrées : se pourrait-il que la ressemblance explique, ne serait-ce qu’en partie, la préférence des enfants pour les stimuli en mouvement, si ceux-ci ont compris que les onomatopées se rattachaient à ce type d’événement ?

Même s’il reste une part indéniable d’interprétation dans une telle proposition, il ressort des analyses présentées ici que les onomatopées, au même titre que les premiers mimes d’ailleurs, pourraient bien constituer des formes primitives de référence au mouvement et au changement. On s’interrogera dès lors sur leur évolution dans le langage de l’enfant, et notamment sur le type de lien qu’elles entretiendront avec la production de verbes ou « mots d’action ». Nous y reviendrons dans l’analyse de nos données longitudinales, mais commençons par observer l’acquisition des mots d’action telle qu’elle est représentée dans les inventaires du développement communicatif.

Notes
26.

Ces ensembles sont représentés par la catégorie BR dans les graphiques ci-dessous.

27.

Sur l’axe des ordonnées figurent les pourcentages du vocabulaire de l’enfant tel qu’il est représenté par l’ensemble des items des inventaires.

28.

Nous n’avons pas repris ici les données CLEX puisque la répartition grammaticale avait déjà été donnée par Bates et ses collaborateurs dans l’article que nous citons.