2.2.3. Mots d’action ?

On trouve 54 « mots d’action» dans les inventaires français (soit 13% des 414 items), et 55 dans les inventaires américains (soit presque 14% des 396 items)29. Pour représenter l’acquisition des mots d’action, nous avons repris les scores obtenus par les populations françaises et américaines déjà mentionnées ci-dessus, pour les inventaires « Mots et gestes » c’est-à-dire jusqu’à 16 mois (Kern & Gayraud, 2010 ; Nørgaard Jørgensen, Dale, Bleses & Fenson, 2009) : nous en donnons ci-dessous une représentation en proportion de l’ensemble des éléments produits, et en fonction de la taille du vocabulaire productif.

Figure 25 : Evolution de la production d’onomatopées, jeux et routines (BR) et mots d’action, en pourcentage du vocabulaire productif des enfants français et américains, entre 8 et 16 mois (sources : site Clex pour la version anglaise, Kern & Gayraud 2010 pour la version française).
Figure 25 : Evolution de la production d’onomatopées, jeux et routines (BR) et mots d’action, en pourcentage du vocabulaire productif des enfants français et américains, entre 8 et 16 mois (sources : site Clex pour la version anglaise, Kern & Gayraud 2010 pour la version française).

Il est certain que les inventaires ne permettent pas de juger de l’existence d’un lien éventuel entre la production d’onomatopées, jeux et routines, et le développement de la catégorie ainsi définie. Ils montrent cependant une concomittance entre le moment où les onomatopées, jeux et routines cessent d’être sur représentés, et l’acquisition de mots d’action qui pourront même alors être légèrement sur représentés :

On voit par ailleurs que les tendances sont globalement semblables, à l’exception de la plus forte surreprésentation de la catégorie BR dans les inventaires américains, ainsi que nous venons de le remarquer, et d’une cassure de la proportion de mots d’action dans le groupe d’enfants produisant entre 150 et 199 mots en français. Celle-ci est probablement seulement due au fait que les données françaises n’ont pas fait l’objet d’un lissage statistique. On note aussi que du fait de l’importance moindre de la catégorie BR chez les enfants francophones, la catégorie des mots d’action s’achemine plus vite vers la proportion attendue.

Les vues d’ensemble que nous venons de donner esquissent des développements réguliers, et globalement comparables, mais sur lesquels, peut-être, l’analyse de données individuelles pourra apporter un éclairage particulier. En particulier, nous avons vu qu’aux débuts du langage, les enfants francophones produisaient moins d’onomatopées et donc plus d’autres éléments que les anglophones. Au sein de ces autres éléments, la proportion des mots d’action augmente globalement plus tôt et plus rapidement chez les francophones. Il s’agit cependant de tendances générales dont certains enfants pourront se démarquer. Observons donc, pour finir, l’évolution conjointe des catégories « onomatopées », « mots d’action » et « jeux et routines » chez deux de nos enfants francophones pour lesquels nous disposions d’inventaires suffisamment réguliers30 : nous avons comparé les éléments repérés par les mères de Marie et de Théotime31. Comme précédemment, le nombre d’items cochés par les mères a été ramené à un pourcentage du vocabulaire productif de l’enfant, mais la représentation graphique est ici donnée par rapport à l’âge, puisque nous ne considérons qu’un enfant à la fois et ne courons donc pas le risque de faire de mauvais regroupements.

Figure 26 : Evolution de la production d’onomatopées, jeux et routines et mots d’action, en pourcentage du vocabulaire productif de Marie.
Figure 26 : Evolution de la production d’onomatopées, jeux et routines et mots d’action, en pourcentage du vocabulaire productif de Marie.
Figure 27 : Evolution de la production d’onomatopées, jeux et routines et mots d’action, en pourcentage du vocabulaire productif de Théotime.
Figure 27 : Evolution de la production d’onomatopées, jeux et routines et mots d’action, en pourcentage du vocabulaire productif de Théotime.

Premier point de convergence notoire sur nos graphiques (figures 25 à 27) : la progression plus rapide des enfants francophones dans l’acquisiton des mots d’action. Ce constat peut étonnant au vu de la préférence de la langue anglaise pour le concret, mais aussi pour l’expression du mouvement là où le français privilégie plus souvent la localisation statique (chapitre I, section 2.2.5). Il l’est probablement moins si l’on considère que le français est une langue à cadre verbal : nous reviendrons sur ce point dans la deuxième partie de ce chapitre (ci-dessous, 3.2).

On remarque, ensuite, que l’analyse individuelle et mensuelle montre que les tout premiers mots repérés par les mères sont des onomatopées : chez Marie comme chez Théotime, ils précèdent les premiers noms relevés. D’autre part, sur les deux graphique, la dissociation des deux premières catégories montre que les jeux et routines se développent légèrement plus tard que les onomatopées, mais que leur représentation décline ensuite au même rythme que ces dernières. Ces deux éléments vont bien dans le sens d’une priorité d’acquisition des onomatopées, dont nous avons vu pourtant qu’elles avaient des significations relationnelles, donc complexes. Plusieurs éléments d’explication de cet apparent paradoxe peuvent être apportés. Le premier consisterait à dire que cela confirme l’existence d’un lien entre intérêt pour le mouvement et premières productions linguistiques : cet intérêt déterminerait les premiers besoins communicationnels. Mais il faut aussi rappeler que l’enfant qui commence à parler a déjà saisi cette complexité : il sait notamment reconstituer des mouvements cachés, les coordonner, sait que le mouvement est souvent orienté vers un but. Tout le problème réside dans la mise en place de la complexité linguistique, des premières formes de prédication aux premières constructions (voir chapitre I, 3.2.2). Or et dans la mesure où la langue met ici à disposition de l’enfant des formes très accessibles, il n’est probablement pas étonnant que leur appropriation soit rapide. Elle le sera d’autant plus d’ailleurs que les onomatopées correspondent aux éléments saillants, qui attirent l’attention de l’enfant.

La section suivante revient sur le lien entre premières productions et situations impliquant le mouvement : nous proposons une solution aux problèmes interprétatifs décrits ci-dessus, puis interrogeons la portée des résultats obtenus.

Notes
29.

Pour l’une et l’autre langue, tous les éléments de la liste sont des verbes.

30.

Les parents des enfants du corpus de Paris n’ont pas rempli d’inventaires, et au sein du corpus de Lyon, tous les parents n’ont malheureusement pas donné une version mensuelle.

31.

Nous avons utilisé ici les versions « mots et gestes » puis « mots et phrases », pour pouvoir suivre l’évolution jusqu’à 22 mois.