3.1. Les premiers mots d’action : termes événementiels dynamiques ?

Déjà Lois Bloom (1973) voyait dans les termes relationnels, que Braine appelait aussi pivots (voir chapitre I), une étape primordiale de l'acquisition du langage, qu'elle situait même avant l'acquisition des "substantifs", puisqu'ils correspondaient à l'intelligence sensori-motrice et en tant que tels ne supposaient pas de connaissances de l'enfant sur la permanence des objets (1973 : 112). Elle suivait en ceci les conclusions de Piaget montrant que pour le jeune enfant, les objets sont d'abord inextricables des schèmes d'action dans lesquels ils sont perçus (ibid, voir aussi Brown, 1973). McCune a proposé plus récemment (2006), dans une perspective néo-piagétienne, qu’il y ait un lien entre les premiers termes événementiels dynamiques et les catégories sémantiques adultes décrites par Talmy (2000a et 2000b), qui suivent de près les concepts du stade sensori-moteur. Elle suggère ainsi que le passage de la cognition non conceptuelle aux premières phrases contenant des verbes, en passant par les « termes dynamiques » qui en sont la première étape, se fasse sur des bases sémantiques33. Et comme les catégories sémantiques de Talmy permettent aussi de décrire la cognition pré-langagière, elles seraient le « chaînon manquant ». Tous les travaux portant sur les termes relationnels ne partent toutefois pas des primitives de Talmy, et il faut préciser que les auteurs ne présupposent pas non plus nécessairement qu’il existe des primitives sémantiques : ils distinguent plutôt, au sein de la structure cognitive universelle piagétienne, un fondement (lui aussi universel) des premières productions enfantines exprimant des événements moteurs.

Ces hypothèses ont donné lieu à un foisonnement d’études sur l’événement spatial et son expression précoce (par exemple Bowerman & Choi, 2003 ; Choi & Bowerman, 1991 ; Clark, 2005 ; Hickmann & Hendricks, 2006 ; Mandler, 1992 et 2006 ; Smiley & Huttenlocher, 1995). En particulier, des études translinguistiques ont permis de distinguer certaines constantes : Rohlfing, Choi & Casasola ont par exemple confirmé dans une étude récente sur l’acquisition précoce de l’anglais, de l’espagnol, du coréen et de l’allemand (2010) que la notion de contenant-contenu était plus primitive que celle de support, quelle que soit la langue adressée à l’enfant. La plupart des analyses de termes relationnels portent cependant sur l’anglais. Nous avons donc cherché des équivalents français de ces termes, et tenté de répliquer ces analyses sur nos données.

Figure 30 : Termes relationnels en anglais et en français (adapté de : McCune, Veneziano & Herr-Israel, 2004)
Figure 30 : Termes relationnels en anglais et en français (adapté de : McCune, Veneziano & Herr-Israel, 2004)

Il nous est apparu alors que cette notion de termes relationnels, ou « termes événementiels dynamiques » pouvait s’appliquer presque indistinctement à un ensemble très vague de productions précoces, et qu’au sein de cet ensemble, les tentatives de sous-catégorisation fonctionnaient assez mal.

Considérons par exemple, au sein des primitives de Talmy, la notion la plus centrale : celle de TRAJECTOIRE. Pour McCune, les premiers emplois de here ou de there, lexicalisent une trajectoire déictique, tout comme ceux de mine, la notion de possession se forgeant plus tardivement (voir aussi Carter, 1975). Faut-il donc analyser de la même manière les premiers emplois de donne, à moi, là-haut etc., sans considération pour les contextes de production extrêmement variables ? Les catégories Smiley & Huttenlocher (1995) reposent sur les mêmes présupposés, mais les auteurs ne se contentent pas de repérer des marqueurs : ils reconstruisent un inventaire de termes dynamiques sur la base du repérage des premières productions qui se produisent dans le contexte d’événements manifestes, ou désignés via des requêtes d’actions. L’inventaire ainsi obtenu se compose de34 : quatre prépositions spatiales (down, up, off, out), quatre verbes (open, ride, rock, sit), deux adjectifs (more, my/mine), un adverbe (there), un nom (door), et les  allgone et uhoh (que les auteurs trouvent en fait principalement dans le discours adressé à l’enfant). Ils re-catégorisent ensuite ces termes en mouvements simples d’entités, saillance du résultat, ou réplication d’une action :

Figure 31 : Classification des termes relationnels dynamiques, d’après Smiley & Huttenlocher, 1995.
Figure 31 : Classification des termes relationnels dynamiques, d’après Smiley & Huttenlocher, 1995.

On le voit, la catégorie de mouvement est extrêmement vague, et la plupart des termes qui s’y trouvent pourraient probablement être associés aussi à la saillance du résultat (en particulier there, mine et les prépositions spatiales), ou à la réplication, au gré de contextes différents. La négation, qui n’est pas citée ici, semble ne pouvoir figurer que dans la dernière catégorie. Mais si le transfert de possession doit d’abord être analysé sur la base du mouvement, pourquoi la réversibilité ne le serait-elle pas ? Et pourquoi ne pas analyser « more » comme « mine » ? La représentation de séquences réversibles fait elle aussi partie des premiers schémas sensori-moteurs, élaborés sur la base du mouvement. Mais peut-être l’expérience socioculturelle que ces notions mettent en jeu en même temps que le mouvement, est-elle plus saillante ici ? Pour nous, cette tentative peu convaincante de catégorisation confirme que l’on ne peut s’en remettre uniquement à des modèles spatiaux pour l’analyse des premiers termes relationnels. L’association régulière de morphèmes simples et de situations dynamiques dans les données d’acquisition précoce est donc en partie trompeuse (Sinha et al., 1994)

Nous suggérons dans ce qui suit, à partir d’une analyse des premières formes de négation, puis des premières prépositions, que si la langue anglaise se prête particulièrement bien à ce type d’interprétation, la comparaison avec les marqueurs français utilisés dans les mêmes contextes montre les limites de l’usage de primitives issues de modèles topologico-dynamiques (Cadiot et al., 2006) pour l’analyse des productions précoces.

Notes
33.

Ce qui revient à dire que la continuité avec la langue adulte est plutôt de nature sémantique.

34.

À l’exclusion des performatifs comme hi, bye bye, night night.