3.1.1 L’exemple de la négation

Les premières formes de négation sont le grand absent de la plupart des analyses des « termes relationnels » sur la base du mouvement. Peut-être parce qu’elles semblent impliquer d’emblée un plus haut degré d’abstraction. Nous voulons ici revenir sur les conclusions d’une étude sur la négation que nous avions menée sur un corpus d’acquisition bilingue (Rossi & Shimanek, 2007, voir aussi chapitre 2) pour montrer toutes les dimensions impliquées en plus, et peut-être en amont d’une conception spatialisée de la réversibilité.

Les premières fonctions du non repérées dans nos données correspondent bien à celles qui sont fréquemment citées dans la littérature (par exemple Piaget, 1945 ; Bloom, 1970 et 1973 ; Danon-Boileau & Brigaudiot, 2002). Nous les citons pour mémoire, dans l’ordre de leur émergence chez Clara : rejet, échec, déni, non-existence ou non présence. Or si le rejet, qui se dit d’abord par un mouvement de tête (détournement de la nourriture), montre le lien qui existe pour le jeune enfant entre mouvement et séquence réversible, déjà le passage du rejet à l’échec suppose que l’enfant puisse non seulement s’opposer mais aussi construire des énoncés en première personne. Bien plus, le rejet lui-même implique aussi la reconnaissance d’une volonté autre que celle de l’enfant. Et même si ces dimensions ne se mettent en place que progressivement, les premières formes de négation : mouvements de tête ou cris, veulent provoquer un changement dans la situation, et constituent donc l’enfant comme énonciateur actif. La dimension intersubjective et dialoguée est donc constitutive de ces premières formes de négation, bien avant les premières productions de mots.

Cependant, les travaux qui ont considéré l’évolution des marqueurs de négation dans cette même perspective fonctionnelle ne trouvent pas la même évolution. Dans une étude portant sur 11 enfants de trois langues différentes (anglais, français et coréen), Choi (1988) repère la séquence suivante pour les marques verbales de négation : non existence, échec, interdiction puis rejet. Le rejet apparaît ici en fin de parcours, peut-être du fait justement qu’une nouvelle forme vient occuper une fonction plus ancienne, et peut-être parce que les premières manifestations corporelles, puis gestuelles du rejet ne sont pas prises en compte. C’est surtout le début de la séquence qui est étonnant, parce qu’il suggère que l’enfant en vienne à parler de ce qui n’existe pas sans préalable. Ancrer la négation dans l’évocation de l’absence revient en fait à occulter le lien qui existe entre construction de la présence et de l’absence et compréhension d’un monde en mouvement. En dehors des jeux de coucou/caché, ce lien s’illustre surtout dans des manifestations gestuelles que l’on ne peut pas nécessairement observer sur des données retranscrites, ou si l’on considère uniquement les premières productions verbales. Et il est remarquable que la place du rejet diffère beaucoup d’une étude à l’autre : celui-ci est premier chez Pea (1980), comme dans les travaux de Darwin (1872), Piaget (1945) puis Spitz (1957) ; mais Bloom (1970) le situe entre les valeurs de non-existence et de déni.

Nous avons pour notre part été conduite à considérer la précocité du rejet en observant les prémices de la négation chez Clara, dans les tous premiers enregistrements que nous avons réalisés (c’est-à-dire à l’âge de 9 mois), et nous nous sommes ensuite intéressée à la façon dont les premières formes (geste, puis non / no accompagné ou non de manifestations gestuelles) s’articulaient avec la mise en place de nouvelles fonctions. Nous avons alors remarqué que si les premières manifestations gestuelles montraient bien le lien entre refus et mouvement, la réversibilité qu’elles impliquaient mettait aussi en jeu des relations entre agents (l’enfant sollicite, par son refus, un changement, et se définit ainsi comme agent en même temps qu’il fait appel à l’agentivité d’autrui), ainsi qu’un ensemble de dimensions affectives. Rejet et refus sont d’abord en lien avec le bon et le mauvais, ils disent la valuation subjective (Culioli, 1990 :112) bien plus que le détournement qui en résulte et l’illustre. Il nous semble donc que le refus ne peut donc être conçu à partir d’un modèle spatial : en effet la trajectoire, même définie à partir de la source du refus, n’en constitue pas le sens central.

Eve Clark a bien résumé l’ancrage gestuel et situationnel des premières manifestations de rejet, et leur évolution vers des énoncés de plus en plus complexes :

‘“Children start with gestures alone - pushing away unwanted food, resisting being dressed - then replace these with single word utterances like “no” or “not”. Later they make what is being negated more explicit, e.g. “No go out”, “No bed”, and later still produce even more complex expressions like “I don't want to go out”, or “It's not bedtime yet”. Continuities like these allow one to trace the developmental paths children follow as they acquire their first language." 35 (Clark, 1978 : 118)’

On voit que le rejet s’articule d’abord autour de l’élément considéré comme mauvais, et que ce faisant, l’enfant construit peu à peu des énoncés en première personne. On pourra alors nous objecter que les premiers détournements de tête, comme les premiers usages holophrastiques de non ou pas, sont construits autour de la trajectoire d’un point rejeté à un lieu qui permette de ne plus le prendre en compte. Mais même si elle semble pouvoir être déduite du mouvement de la tête, les exemples de rejet que nous avons analysés montrent que l’on se situe toujours au-delà de la trajectoire (l’enfant peut d’ailleurs aussi bien secouer la tête ou crier), et d’avantage autour d’un point d’ancrage qui est aussi le support de la valuation positive : l’énonciateur. De plus, les premières négations se construisent et se différencient peut-être avant tout avec l’entrée de l’enfant dans le dialogue : le petit mot non intègre par exemple une dimension anaphorique, ou de reprise métalinguistique (Drodz, 1995). Et si l’on considère la façon dont les premiers gestes de rejet, puis marqueurs de négation se construisent en dialogue, on voit qu’ils prennent en compte d’emblée un état de choses, sur lequel ils visent à formuler un jugement négatif.

La négation qui marque l’absence, le vide ou la disparition est probablement plus proche d’une opération spatiale (forme de localisation spatio-temporelle, Culioli, 1990 : 112), et sa construction semble plus directement liée à la prise en compte d’un monde en mouvement, donc changeant. Cependant, elle n’est pas non plus exempte de toutes les dimensions que nous venons de mentionner, et il nous semble par conséquent que le modèle spatial ne suffit pas à en rendre compte. Mais si la négation se situe certainement aux frontières de la catégorie des termes événementiels dynamiques, qu’en est-il des prépositions, qui sont souvent analysées comme des représentants prototypiques de ceux-ci ?

Notes
35.

« Les enfants commencent par faire seulement des gestes : ils repoussent la nourriture qu’ils ne veulent pas, ils résistent aux efforts des parents qui veulent les habiller. Puis ils les remplacent par des énoncés à un mot, comme « non » ou « pas ». Plus tard, ils explicitent ce qu’ils nient, par ex. en disant « pas sortir », « pas lit », et encore plus tard, ils produisent des expressions plus complexes comme « je veux pas sortir », ou « c’est pas encore l’heure du dodo ». De telles continuités permettent de suivre le développement d’un enfant qui acquière sa langue maternelle. » (Nous traduisons).