3.1.2. Premières prépositions ?

‘“In a language like English […] the names of relations in space are typically prepositions.” E. V. Clark (2003 : 178).’

Les premiers termes relationnels en anglais sont souvent des particules36. Choi et Bowerman (1991 : 96) ont ainsi constaté que les premiers usages de particules dans leurs données longitudinales d'enfants anglophones étaient des usages dynamiques, dont on pourrait dire, pour reprendre les analyses citées dans ce qui précède, qu’ils expriment une trajectoire verticale (up et down). Remarquons cependant que lorsque le verbe n’est pas exprimé, la composante de MOUVEMENT devra être inférée à partir de la situation. Nous sommes arrivée aux mêmes conclusions dans notre étude sur les premières prépositions (Kochan, Morgenstern, Rossi & Sekali, 2007) du moins pour l’usage que font les jeunes enfants anglophones de particules, qui ont toutes été repérées pour leur sémantisme spatial. Cependant, les premières prépositions françaises apparaissent un peu plus tard et semblent répondre à d’autres besoins communicationnels, comme nous l’avons montré dans le chapitre précédent. De ce point de vue, nos enfants francophones se comportent bien comme les tous jeunes locuteurs coréens (langue à cadre verbal comme le français) inclus dans l’étude de Choi et Bowerman (1991) : ils semblent mettre plus longtemps à exprimer la trajectoire verticale (ibid., p. 109). Or, si l’on suit ces analyses, on arrive à la conclusion assez étonnante de ce que les jeunes enfants anglophones parlent plus de haut et de bas que les francophones (ou que l’ensemble des locuteurs d’une langue à cadre verbal), en vertu peut-être de la plus grande difficulté que posent les verbes : moyens d’expression privilégié de la trajectoire dans leur langue maternelle.

A l’évidence, il n’en est rien, puisque les premières productions langagières présentent, dans toutes les langues, les mêmes intentions communicatives : Slobin (1973 : 183) remarque ainsi que l’absence de marqueurs de localisation en serbo-croate ne signifie pas que l’enfant n’exprime pas les mêmes relations de localisation que dans les autres langues :

‘[The] claim that the problem of expressing locatives in Serbo Croatian is such a bother to [the child] that he avoids speaking of moving and placing objects […] can be safely rejected.” (ibid).’

Il faut alors reconnaître que les enfants puissent parler des mêmes événements, et exprimer les mêmes intentions de communication, avec des marqueurs dont le sémantisme diffère. En surface, ce phénomène s’explique par le fait que les enfants n’expriment d’abord qu’une partie de l’énoncé, celle qui est la plus saillante : or ce sont les satellites de la langue anglaise, le plus souvent situés en position saillante en fin d’énoncé (Brown, 1973 ; Slobin, 1973 ; Tomasello, 1987) qui invitent l’enfant à retenir de l’événement l’expression de la trajectoire, alors que dans les langues à cadre verbal l’expression de la trajectoire ne sera pas nécessairement isolée aussi clairement. Considérons la façon dont cela s’illustre dans nos données.

William:Up!

La mère:Gotta go up later.

Séquence 9 : William 1;04 demande à être porté

On voit bien ici que l'usage que fait l'enfant de la particule s'accorde avec l'usage adulte, où s’illustre cette caractéristique de la langue anglaise qui consiste à exprimer la trajectoire dans un satellite. Soulignons d’ailleurs que tous les premiers usages recensés dans notre étude sur les premières prépositions correspondent à des particules de la langue adulte (il s’agit surtout des couples up / down et on /off), les usages prépositionnels (avec ou sans syntagme nominal), qui servent plutôt à faire référence à la configuration des objets et du monde, avec ou sans mouvement, apparaissant plus tard.

Peut-être est-ce bien alors la structuration de la langue anglaise qui invite l’enfant à se focaliser sur l’expression de la trajectoire (trajectoire verticale ou déictique pour les deux couples que nous venons de citer) ou en tout cas sur la composante exprimée par la particule (résultat tout autant que trajectoire)? Mais si c’est la saillance qui influence le choix de l’enfant, alors on ne peut donner à cet énoncé holophrastique le sens de la seule particule : il doit bien plutôt être interprété au vu de sa fonction en dialogue.

A l’appui d’une telle interprétation, considérons ce que font les enfants français au cours d’interactions similaires. Les moyens linguistiques que choisissent les enfants pour répondre au même besoin communicationnel (c’est-à-dire pour formuler une demande d’être porté) présentent cette même correspondance partielle avec la langue cible. Ici aussi, il s'agit le plus souvent de la partie saillante de l'énoncé adulte: par exemple, à un an, Marie dit "Ca" (et tend les bras), ce que sa mère interprète comme une demande de "câlin", donc aussi la demande d'être prise dans les bras.

Marie:ka@u ?

La mère:ka@u (elle imite Marie), câlin, c'est ça?

La mère:Un p(e)tit câlin?

Séquence 10 : Première demande de portage de Marie (1;00.03)

Plus tard, elle utilise la référence aux "bras" de la mère qu'on retrouve chez beaucoup d'enfants francophones.

Marie :Porter !

La mère :Oh tu sais maintenant comment on dit.

La mère :Là tu parles comme un bébé là.

La mère :Tu veux pas porter, tu veux quoi ?

Marie (en gémissant):Je veux, je veux dans tes bras

La mère :Ah, tu veux être dans mes bras.

Séquence 11   : Marie (2;08.15) demande à être portée

Théotime dit d'abord maman (ou gémit simplement) en tendant les bras, puis à 1;04, il commence à utiliser le verbe monter seul. Madeleine utilise aussi ce verbe assez tôt :

Madeleine:Aide [?] monter.

(Madeleine se hisse sur le canapé, avec l’aide de sa mère.)

La mère:Tu veux pas le livre avec toutes les photos là?

Séquence 12 : Madeleine (1;09.03) essaye de monter sur le canapé

Nous avons vu aussi dans la séquence précédente que Marie utilisait le verbe porter pour formuler sa demande. Ainsi, les enfants francophones semblent bien confirmer l'impact de leur exposition à un système linguistique différent. Choi & Bowerman suggèrent qu'ils expriment alors un sens différent (ibid., p. 109). En effet, il semble que la demande prime dans les productions des enfants francophones et efface complètement la dimension spatiale de l'événement. On observe alors une focalisation sur l'objet de la demande (le câlin, les bras), que l'on pourrait aussi considérer comme "cible" (on inclurait alors plus facilement le "maman" qui permet de formuler la demande chez Théotime), pour le dire avec les termes d'une grammaire spatiale, mais qui n’inclut pas pour autant l’expression de la trajectoire, pour les deux premiers exemples au moins (séquences 10 et 11).

Il semble alors que l'idée de « termes dynamiques » fonctionne beaucoup mieux dans l'analyse des productions d'enfants anglophones. Mais si l’on ramène l’expression de la trajectoire à une particularité de la langue anglaise, l’hypothèse d’un ancrage perceptuel, ou sensori-moteur de ces premières productions ne tient plus. A cet égard, on remarquera aussi une particularité intéressante des productions des enfants anglophones, dont la littérature suggère qu’ils parlent de mouvement lorsqu’ils utilisent des particules : nous avons vu que cette composante était inférée, et que dans la langue cible adulte, il revenait à d’autres éléments de l’énoncés de dire le mouvement. Autre élément que l’on peut citer à l’appui d’une telle analyse : les enfants anglophones n'adoptent pourtant pas d'emblée la distinction qui existe en langue adulte pour exprimer la différence entre une localisation statique et dynamique. Ils utilisent d’abord on mais pas onto, in mais pas into (cf. Sinha et al, 1994 : 260). Nous pensons que ce constat permet de rapprocher les premiers satellites de la langue anglaise des premières productions de nos enfants francophones : qu’ils se focalisent ou non sur la trajectoire, tous évoquent finalement la localisation au point d’arrivée. Ce premier rapprochement contredit en partie les conclusions de Choi & Bowerman (1991 : 109 ; cf. supra), mais il ne suffit pas encore à cerner la fonction, et donc la signification de ces premiers énoncés.

Chez les francophones comme chez les anglophones, la verbalisation de la demande elle-même vient plus tard : seule Madeleine l’exprime dès un an et neuf mois, mais nous avons souligné la richesse et la diversité de ses productions, ainsi que la précocité des formulations polies chez cette enfant (cf. chapitre II). Chez la plupart des enfants, elle se dit d'abord par un regard, des bras tendus, des gémissements, un contour intonatif montant. Soulignons cependant que dans tous les cas, l'intention communicative, et donc la fonction de l'énoncé : une requête, est la même. Par conséquent, l’expression d’une trajectoire ou celle d’une cible doivent être reconsidérées au sein de cet acte de langage que constitue la requête. On observe alors des ressemblances que la seule considération des premiers marqueurs utilisés occultait. En français comme en anglais, les bras tendus vers le haut miment la direction dans laquelle l’enfant aimerait aller, mais ils anticipent aussi et surtout la destination finale : ainsi la demande peut-elle aussi bien être formulée par un agrippement à la mère (comme c’est le cas dans les demandes de câlins de Marie) où ne s’exprime plus que le résultat à atteindre. Or, ainsi que nous l’avons déjà suggéré, cette même ambiguïté existe dans les premiers usages de particules chez les enfants anglophones : la trajectoire verticale prototypiquement exprimée par up ou down s'efface au profit d'une orientation vers le but ou la finalité de l’action. Ainsi par exemple lorsque Naima formule des commentaires sur la chute des objets qu’elle provoque sur sa chaise haute, down correspond à l’observation de ce que l’objet se trouve au sol, ou au projet de le faire tomber lorsque l’énoncé précède l’action. Cette orientation privilégiée des productions précoces vers l’expression du but a été amplement démontrée (au moins depuis les travaux de C. Farwell, 1977, dont nous avons présenté des variantes plus actuelles au chapitre I), et les termes relationnels nous en donnent de nombreux exemples. Or si l’on retrouve exactement la même tendance dans les premières productions des enfants francophones, on remarque aussi que ces derniers ont plutôt recours à des éléments nominaux pour exprimer leurs buts, et que ceux-ci sont de moins bons candidats au statut de « termes événementiels dynamiques ».

Pourtant si les marqueurs choisis diffèrent, nous espérons avoir montré que les caractéristiques sémantiques et fonctionnelles des premiers actes de langage liés au mouvement sont en grande partie semblables. Peut-être est-il alors abusif de dire qu'un enfant qui formule une demande avec up parle de mouvement vers le haut. Les gestes, tout comme les marqueurs up ou down en anglais, gardent la trace de cette signification, mais ce n'est pas, nous semble-t-il, cette information qui est mise en avant dans les premiers énoncés. Nous retrouvons ici l’idée que l’analyse des prépositions en termes uniquement spatiaux est nécessairement réductrice : nous l’avons montré pour le français (chapitre II), mais nous voyons ici que c’est aussi le cas des premières productions de particules par les enfants anglophones. Ce constat éclaire en retour les premiers usages de la préposition  à en français, cités au chapitre précédent, et à propos desquels nous remarquions qu’ils manifestaient la même ambigüité entre localisation (et/ou possession) et orientation vers un but. Les enfants de nos corpus utilisent beaucoup la préposition à, et ils le font assez tôt : on trouve ainsi la première occurrence productive chez Marie à 1;10, c'est-à-dire alors même que la longueur moyenne de ses énoncés est encore de 1,7 mots.

Marie (1;10.12) et sa mère manipulent un paquet de mouchoirs (Marie est enrhumée). Marie enlève un mouchoir du paquet.

La mère:hop là.

(Marie tend le paquet à sa mère et garde le mouchoir en main.)

Marie:à maman.

(Marie tend le mouchoir à sa mère.)

La mère:c'est à maman?

Marie:(r)emets maman !

(Marie approche son mouchoir du paquet que tient sa mère.)

Marie:gâteau [?].

(Marie essaie de remettre son mouchoir dans le paquet.)

Marie:0 [=! gémit] maman.

Séquence 13 : Marie (1;6.12) veut donner les mouchoirs à sa mère.

On voit que cette préposition exprime d’abord le but, qui comprend certes une composante topologique (trajectoire orientée vers une cible), mais dont le sens est aussi déterminé en fonction d’autres dimensions, comme le transfert de possession ou sa simple revendication.

Notes
36.

Dénomination vague que nous préférons à celle de préposition, tant il est difficile de leur assigner une catégorie à ce stade.