3.2.1. Verbes français vs. particules anglaises ?

Il se peut ainsi, du fait justement de l'impact de la langue qui leur est adressée, que les enfants francophones utilisent plus de verbes que les anglophones : le français étant une langue à cadre verbal, les enfants devront en effet utiliser des verbes pour parler de trajectoire là où les anglophones utilisent des particules. A première vue, cette hypothèse semble valable : Bassano et ses collaborateurs (1998) dans une étude longitudinale sur une enfant francophone suivie entre 14 et 30 mois, observent deux fois plus de verbes avant 18 mois et bien plus de mots grammaticaux (40% contre 15 %) à 30 mois que chez les enfants américains observés par Bates et collaborateurs (1994) :

‘“Comparison of our French data with the developmental patterns found in Bates et al.'s (1994) study on English speaking children suggests the following differences. Whereas nouns seem to be somewhat less frequent, the part played by predicates, and particularly by verbs, seems to be greater in early French than in early English (until the age of about 2;0). As noted above, similar phenomena have been found in the acquisition of other languages (Choi & Gopnick, 1995). These variations could be related to structural and cultural differences, among which the role of linguistic input seems crucial. However, the most striking difference between our French data and English data concerns the development of grammatical (or closed-class) words. Here we see an early onset and remarkable expansion over time (in types and in tokens), by far surpassing that in the English data.”’

Mais l’article de Bassano et al. (1998) est basé sur un seul suivi longitudinal. Nous reprenons donc ici, notre comparaison de l’étalonnage des inventaires français (Kern & Gayraud 2010) à celui de Bates et al.(1994)

Figure 23 (reprise) : Répartition grammaticale des mots dits en fonction de la taille du vocabulaire productif dans les inventaires français « mots et gestes » (adapté de Kern & Gayraud, 2010).
Figure 23 (reprise) : Répartition grammaticale des mots dits en fonction de la taille du vocabulaire productif dans les inventaires français « mots et gestes » (adapté de Kern & Gayraud, 2010).
Figure 24 (reprise) : Répartition grammaticale des mots dits en fonction de la taille du vocabulaire productif dans les inventaires américains « words and gestures » (adapté de Bates et al, 1994).
Figure 24 (reprise) : Répartition grammaticale des mots dits en fonction de la taille du vocabulaire productif dans les inventaires américains « words and gestures » (adapté de Bates et al, 1994).

Il semble ici qu’il n’y ait pas de différence pour la classe des prédicats (somme des verbes et des adjectifs, au total 22,5 % de la liste de vocabulaire proposée dans la version française et 24,4% de celle proposée dans la version anglophone).

Cependant, au moins deux éléments nous invitent à chercher d’autres sources que l’évaluation parentale. D’abord, certains auteurs ont remarqué une plus grande proportion de noms mentionnés par les mères dans les inventaires américains que dans les productions spontanées (Bloom et al. 1993 ; Pine, 1992 ; Pine, Lieven et Rowland, 1996 ; cités par Tardif et al., 1999, qui trouvent la même sur estimation des noms dans les inventaires en mandarin). Par conséquent, même s’il est toujours difficile d’apprécier ce que les mères surévaluent, il semble que les noms soient de bons candidats. D’autre part, les inventaires donnent certes une tendance semblable, mais ils n’excluent pas des variations importantes, que seule une analyse qualitative pourra faire apparaître.

En utilisant l'analyseur morphosyntaxique de CLAN, et en procédant à une désambigüisation manuelle afin d’éliminer les répétitions non productives mais aussi les éléments classés abusivement comme verbes, nous avons compté tous les verbes produits par Wiliam, Violet, Marie et Théotime dans les premiers enregistrements, jusqu’à une LME d’environ 1,7. Le graphique ci-dessous indique le ratio du nombre de verbes produits (en occurrences) sur le nombre total d’énoncés de l’enfant, en fonction de la LME (qui se trouve sur l’axe des abscisses) :

Figure 32 : Comparaison du ratio verbes / énoncés chez deux enfants francophones et deux anglophones, en fonction de la longueur moyenne d’énoncé.
Figure 32 : Comparaison du ratio verbes / énoncés chez deux enfants francophones et deux anglophones, en fonction de la longueur moyenne d’énoncé.

Il semble bien ici qu'il y ait un ratio plus important de verbes/énoncé au tout début en français, et que la tendance s’inverse ensuite (à moins qu’il ne s’agisse que d’une baisse ponctuelle).

Les résultats n'incluent pas Naima puisqu’au vu de la longueur moyenne de ses énoncés et de la diversité lexicale de ses productions, nous pouvions seulement la comparer à Madeleine (voir chapitre II, 2.3.2). Nous reproduisons ci-dessous, pour mémoire, les comparaisons pour chacun des deux indicateurs.

Figure 33 : Comparaison des longueurs moyennes d’énoncés de Naima et Madeleine, en fonction de l’âge.
Figure 33 : Comparaison des longueurs moyennes d’énoncés de Naima et Madeleine, en fonction de l’âge.
Figure 34 : Comparaison indices de diversité lexicale (D) de Naima et Madeleine, en fonction de l’âge.
Figure 34 : Comparaison indices de diversité lexicale (D) de Naima et Madeleine, en fonction de l’âge.

Dans la comparaison des deux suivis longitudinaux, et alors même que les productions précoces de Naima sont un peu plus riches que celles de Madeleine, on retrouve bien la même tendance : Madeleine produit d'emblée plus de verbes par énoncés, avec cette fois-ci un net décrochage au moment des premières combinaisons.

Figure 35 : Comparaison du ratio verbes / énoncés chez Madeleine et Naima, en fonction de la longueur moyenne d’énoncé.
Figure 35 : Comparaison du ratio verbes / énoncés chez Madeleine et Naima, en fonction de la longueur moyenne d’énoncé.

Nous trouvons donc sensiblement les mêmes résultats que dans l'étude de Camaioni et Longobardi (2001) : les données d'acquisition du français, comme celles de l'Italien, contredisent une tendance récemment repérée dans la littérature, qui consisterait à sous-estimer l'importance des verbes dans le développement lexical précoce: « These data suggest that production measures underestimate the frequency and significance of verb-learning in early lexical development.”(Goldfield, 2000 : 501). Camaioni & Longobardi trouvent cependant un effet plus clair en italien que ce que nous avons pu entrevoir ici, probablement du fait que l’italien est une langue pro-drop, dans laquelle les verbes se trouvent donc très souvent en position intiale, saillante (2001 : 780). Mais si c’est en vertu de particularités typologiques des langues romanes que les enfants produisent des verbes plus tôt, nous devons en trouver des indices dans le discours adressé à l’enfant, c'est-à-dire non seulement dans les propriétés structurelles du LAE, mais aussi dans les caractéristiques des productions langagières en contexte.