3.2.2. Impact du discours adressé à l'enfant, quelle que soit la langue ?

Même dans des interactions spontanées, il se peut que la production de verbes par l'enfant soit influencée par des facteurs contextuels. Les mères américaines utiliseraient plus de noms (35%) que les mères françaises (25%) dans le discours adressé à l'enfant (Vihman, Kay, de Boysson-Bardies, Durand & Sundberg, 1994). Goldfield, qui avait aussi remarqué un biais nominal dans le discours adressé à l'enfant (Goldfield, 1993) constate sur le versant pragmatique qu'à la différence des noms, les verbes seraient utilisés pour des requêtes d’actions plus que pour encourager l’enfant à parler de ces actions (Goldfield, 2000). Les mères encourageraient donc d'avantage l'acquisition des noms : on sait par exemple que les mères produisent plus, et encouragent plus la production de "noms d'objets" dans un contexte de lecture de livres (Tardif, Gelman & Xu, 1999; Choi 2000). Dans d’autres contextes, il existe cependant des différences entre les langues : si les mères anglophones produisent également plus de noms d'objets dans un contexte de jeu, les mères coréennes de l'étude de Choi (ibid), mais aussi les mères françaises (Turkay, F., Kern, S. & Rossi, C., 2008) ont un langage plus orienté vers l'action. En dépit ou au-delà de ces différences contextuelles, certains travaux ont aussi souligné l'impact de la structure de la langue sur le choix d'énoncés orientés vers des actions ou vers des objets, quel que soit le contexte : dans une langue comme le japonais (Ogura et al., 2006) ou le coréen (Choi & Gopnik, 1995 ; Choi, 2000), les mères produisent une proportion significativement plus élevée d'énoncés orientés vers l'action que d'énoncés orientés vers les objets, alors que l'on observe la tendance inverse en anglais. Nous n'avons pas trouvé de telle différence dans l'étude à laquelle nous avons participé (Turkay, F., Kern, S. & Rossi, C., 2008), où les mères de langue turque suivaient dans le contexte de lecture de livre la même tendance que les mères de langue française : elles produisaient globalement plus d’énoncés orientés vers les objets. Cependant, cette proportion était moins importante en turc qu’en français, ce qui suggère un impact relatif de la langue même dans un tel contexte.

Nous retenons cependant de toutes ces études l'idée que la dénomination prime dans l'interaction mère-enfant, et soit plus valorisée. Elle nous intéresse parce qu'elle pourrait impliquer que les mères orientent d'avantage le langage de l'enfant vers dimensions statiques. Peut-être s'agit-il plutôt d'un style maternel, qui connaîtra donc des variations dans chaque dyade particulière, mais aussi en fonction du contexte. Cependant la situation d'enregistrement a, nous semble-t-il tendance à suggérer à la mère qu'il faut faire parler l'enfant, et à orienter les interactions vers des tâches de dénomination. Nous avons été nous-même confrontée à ce problème lors de la constitution d'un corpus d'acquisition bilingue (Rossi & Shimanek, 2007), et en avons rencontré de nombreux exemples dans nos données. En voici quelques-uns, issus des données françaises, puisque nous avons vu que la tendance était mieux reconnue chez les mères de langue anglaises :

La mère :Est-ce-qu' i(l) y a des [/] des consignes à respecter?

L'observateur :non.

La mère :faut que je…

L'observateur :il faut que vous soyez le plus….

La mère :le plus naturelle possible.

L'observateur :ouais.

La mère :il faut pas que je lui pose plus de questions que d' habitude?

L'observateur :non.

Séquence 15 : Dialogue entre la mère de Marie (MOT) et l’observateur qui réalise les enregistrements (OBS), au début de la première séance.

La mère :hein t(u) as commencé à dire des choses un peu hein moi j'ai trouvé.

La mère :j(e) trouve que t(u) essaies beaucoup plus de répéter.

La mère :hein.

(Théotime regarde sa mère.)

La mère :hein y a des nouveaux mots.

La mère :c'est pas très, clair mais quand même.

Séquence 16 : Dialogue entre la mère de Théotime et son fils (2 ème enregistrement).

La mère de Théotime le chatouille, Théotime ne bouge pas et fixe toujours la caméra.

La mère :hein, t(u) oses rien dire hein.

La mère :hein.

La mère :t(u) oses pas parler.

(Théotime regarde la caméra et manipule son baril.)

Séquence 17 : Dialogue entre la mère de Théotime et son fils (2 ème enregistrement).

La mère :j' espère que tu vas être plus bavard cette fois-ci hein?

La mère :pa(r)ce qu' hier à la crèche ils m' ont dit qu(e) t(u) avais bien parlé et tout euh.

La mère :hein?

La mère :## eh?

La mère :qu(e) tu parlais avec le téléphone.

La mère :qu(e) tu racontais qu(e) tu faisais tout un discours.

La mère :mhm?

La mère :oh bah si tu prends ton Lulu là.

La mère :hein?

Théotime :pas.

La mère :oh i(ls) m' ont dit qu(e) si tu ...

La mère:i(ls) m' ont dit ils vont voir des progrès pa(r)c(e)+qu' il a drôlement parlé (elle rit).

Séquence 18 : Dialogue entre la mère de Théotime et son fils (3 ème enregistrement).

Cette tendance, ainsi que l’ensemble des déterminations contextuelles, pourraient donc modérer l’impact de langues structurellement différentes sur les productions de l’enfant. D’autre part, si le français est comparable à l’italien, c’est surtout en raison de modifications fréquentes de l’ordre canonique sujet-verbe-objet (SVO) imposées notamment par l’emploi des clitiques, qui placent les verbes en position finale, donc saillante, en français parlé (cf Jisa, 2000). Ainsi dans l’exemple ci-dessous, les énoncés b- et c- seront-ils plus fréquents que a- :

(18) a-On va prendre ton ourson ?

b- Allez, on va le chercher ?

c- Et ton ourson, tu veux le prendre ?

Mais lorsque nous avons cherché à vérifier cette tendance en codant 100 énoncés pris au hasard chez les mères francophones, en fonction de la saillance du verbe, nous n’avons pas trouvé de résultats significatifs (53 verbes en position médiane, 47 en position saillante). On remarque plutôt une tendance à expliciter le référent du clitique en fin d’énoncé, ici par exemple la mère de Théotime réintroduit le cochon, les chats et l’ascenseur :

(19) a-Ah il est r(e)ssorti l(e) cochon.

b-Comment ils font les chats ?

c- Oui tu peux le faire monter l’ascenseur.

On note aussi de nombreux , par là ou voilà en fin d’énoncé :

(20) a-Tu en as là, voilà.

b- Oui ça tourne là, hein.

c- On va essayer de la tirer par là.

Et si la première tendance est peut-être plus propre au français parlé, la seconde se retrouve aussi chez les mères anglophones. Ces quelques considérations préliminaires montrent que nous avons affaire à une combinaison complexe d’effets de l’input, mais aussi probablement d’autres facteurs, sur les productions linguistiques de l’enfant :

‘`No one factor in the input determines, precisely, the proportions of nouns and verbs in children's early vocabularies, nor are input factors combined likely to determine these proportions fully. Rather, the effects are likely to be complex and may not be parallel for children learning different languages or at different stages of vocabulary learning' (Tardif et al 1997 : 562).’

Il reste cependant un élément que nous n’avons pas encore envisagé : la particularité que peuvent constituer les types de verbes adressés à l’enfant, dans l’une et l’autre langue, mais aussi peut-être en fonction de caractéristiques communes. De nombreux travaux ont montré que l’enfant saisissait les verbes fréquents, quelle que soit leur position dans l’énoncé (voir par exemple Ninio 1999a et 1999b). On peut alors se demander s’il va sélectionner ces premiers verbes pour encoder son intérêt pour le mouvement.

Pour Mandler (2006 : 112) la proportion de verbes dans les premières productions ne reflète précisément ni l’état des connaissances de l’enfant sur l’action, ni ses difficultés à saisir la complexité des éléments encodés par le verbe. Tout comme les premières prépositions, ils résultent des influences conjointes de la cognition pré linguistique (primitives sémantiques, envisagées dans une perspective développementale, cf. Mandler 2006 : 121) et du découpage imposé par chaque langue. La section suivante reprend l’idée d’un impact de primitives issues de la compréhension des actions dans l’acquisition des premiers verbes.