3.2.3. Quels verbes expriment le mouvement ?

Pour les néo piagétiens, il existe des verbes premiers ou primitifs (« primal verbs ») définis par leur sens générique en lien avec des événements spatiaux (McCune et al. 2004 ; Herr-Israël & McCune, 2008). Ceux-ci correspondent en partie aux verbes légers (« light verbs40 ») comme go, do, make ou come, souvent cités dans la littérature, quelle que soit l’orientation théorique des auteurs (Clark, 1978 ; Bloom, 1991; Goldberg, 1998 ; Pinker, 1989 ; Ninio, 1999a, b ; cf. Theakston et al., 2004) parce qu’ils bénéficient d’un avantage d’acquisition. Même si ces auteurs ne font pas nécessairement le lien avec les événements spatiaux, ils expliquent l’acquisition plus précoce de ces verbes par leur aptitude à décrire des expériences humaines fondamentales (Clark, 1978 ; Bloom, 1991 ; Goldberg, 1998), et leur attribuent un statut central dans le développement du langage (Ninio, 1999b ; Pinker, 1989). La figure 36 ci-dessous donne un premier inventaire des verbes légers repérés en anglais :

Figure 36 : Liste des verbes légers rencontrés dans les premières productions de 9 enfants du corpus de Manchester (d’après Theakston et al., 2004 : 95-99).
Figure 36 : Liste des verbes légers rencontrés dans les premières productions de 9 enfants du corpus de Manchester (d’après Theakston et al., 2004 : 95-99).

Les premiers verbes constituent aussi une étape supplémentaire dans l’expression du mouvement, en tant qu’ils permettent de distinguer certains aspects d’une scène. Ils expriment d’abord une expression littérale ou métaphorique impliquant l’énonciateur qui en est l’agent, le patient ou l’expérient, même si celui-ci n’est d’abord pas mentionné. Ce constat correspond aux résultats expérimentaux de Huttenlocher et al. (1983), qui montrent que les premiers verbes produits par les enfants sont égocentriques : ils correspondent à l’action de l’enfant avant de désigner une action observée. Des parallèles sont ensuite établis entre l’action de l’enfant et celles d’autres agents. Or ces parallèles se feraient d’abord sur la base du mouvement, l’expression des causes, buts et états internes des autres agents étant plus tardive. De plus, les verbes désignant des mouvements caractéristiques, comme marcher, seront plus facilement étendus à une action observée que ceux qui désignent le changement, comme ouvrir.

La figure 37 ci-dessous donne les exemples repérés dans trois suivis longitudinaux d’enfants anglophones enregistrées dans des interactions ludiques avec la mère : les analyses portent sur la tranche d’âge de 16 à 24 mois (McCune et al, 2004). Nous en donnons aussi les équivalents français présumés : l’équivalence repose ici seulement sur une traduction probable, que nous avons ensuite confrontée à nos données.

Figure 37 : Liste des verbes premiers établie par McCune et al (2004), et leurs équivalents français (nous traduisons)
Figure 37 : Liste des verbes premiers établie par McCune et al (2004), et leurs équivalents français (nous traduisons)

Nous ré-analysé et tenté de catégoriser sur cette base les verbes repérés précédemment au début de nos suivis longitudinaux, afin d’isoler ces verbes premiers dans les deux langues et d’en mesurer l’importance.

Figure 38 : Liste des premiers verbes produits par les Marie, Théotime, William et Violet (1 ;04-1 ;10)
Figure 38 : Liste des premiers verbes produits par les Marie, Théotime, William et Violet (1 ;04-1 ;10)

On remarque certes des équivalences, et l’on retrouve bien les verbes légers que nous évoquions précédemment. Mais surtout, cette liste comprend en fait la totalité des premiers verbes (productifs) recensés : preuve que les catégories sont très vastes. En tant qu’elles englobent tout ce qui concerne les premières activités et événements qui se déroulent autour de l’enfant, ces catégories nous semblent trop vastes pour permettre quelque analyse que ce soit.

La première catégorie est certainement la plus vaste : le concept de trajectoire déictique est étendu à presque tout ce qui se passe dans l’interaction. Les tiens/donne (à propos desquels on remarque qu’ils ne sont pas lexicalisés par un verbe en anglais), le mouvement des objets dans une portion d’espace donnée (tourne/turn, swish), mais aussi toutes les activités (eat / mange, bois ; wear, play, sing, danse, pick up/range, hush, find, wake up, jump ; sit / assis, couché ; did it / arrive (pas), dessine, pleure). Les verbes de perception (look, see, watch / regarde, vois) utilisés pour attirer l’attention sur un événement, sont compris comme indice de ce que l’enfant a repéré un événement dans la zone proximale ou va faire quelque chose. Enfin, l’expression de la volonté de l’enfant (want ou wanna / veux (pas)) est elle aussi interprétée en lien avec le mouvement et/ou changement perçu.

Les deux autres catégories sont plus spécifiques. Celle de « figure/fond » décrit les relations d’attachement/détachement, contenant/contenu, collision auxquels les jeunes enfants sont particulièrement attentifs. On remarque qu’elle correspond aussi presque toujours à l’expression du mouvement causé. La catégorie d’entité en mouvement correspond, elle, plutôt aux déplacements volontaires, à l’exception de push/pousser : elles désignent en tout cas toujours le déplacement plutôt que des mouvements contenus dans un même lieu (ou « changement d’emplacement » de Sabalyrolles, 1995).

La comparaison des inventaires ainsi obtenus pour chacune des deux langues reste dans l’ensemble assez mal définie, et fait par conséquent surtout ressortir des similitudes. Elle révèle cependant déjà une différence cruciale, qui semble aller en partie à l’encontre des travaux montrant que les enfants anglophones ne commencent à associer la manière de mouvement aux nouveaux verbes qu’à partir de trois ans (par exemple Maguire et al., 2003, cités par Pruden et al., 2004) et lui préfèrent l’expression de la trajectoire. On voit en effet qu’au cours d’interactions spontanées, les enfants commencent à produire assez tôt des verbes exprimant la manière, qu’il s’agisse d’activités (hush, swish, dance, turn) ou de déplacements (run, swim, fall). Or à l’exception de l’équivalence partielle qui existe entre turn et tourner, ou entre fall et tomber, on ne trouve pas de correspondants de ces verbes de manière chez les enfants francophones41

A ce stade de notre parcours des catégories d’analyse proposées dans la littérature, il semble bien que les repérages qu’elles permettent d’effectuer restent assez limités. Il existe toutefois une dernière catégorie souvent délaissée par les analyses, et qui pourtant, comme nous allons le voir présente des traits communs avec les éléments analysés comme termes relationnels ou comme premiers verbes.

Notes
40.

L’usage de ce terme dans la littérature sur l’acquisition du langage ne correspond pas à celui qu’en faisait Jespersen (1954, vol. 4) qui avait forgé ce terme pour faire référence aux usages de take, give, make, have et do dans desconstructions comme take a walk, give a groan, give the floor a sweep, give a demonstration of the technique, make an offer, have a bite, and do the ironing.

41.

Les enfants francophones produisent cependant d’autres verbes, comme « (se) promener », qui expriment aussi la manière de mouvement.