3.3.2. Onomatopées et premières productions langagières

La production précoce d’onomatopées que nous avons observée chez les enfants anglophones et francophones via les inventaires du développement communicatif, et auxquelles se substituent peu à peu noms, verbes et autres items de classe fermée, nous interroge sur leur fonction particulière. On peut en effet se demander si elles ne remplissent pas une fonction que ne peuvent avoir les premiers mots. Chez certains enfants, les onomatopées perdurent plus longtemps, et ils offrent alors une fenêtre d’observation plus vaste sur ce phénomène. Ainsi par exemple une étude de cas des premiers développements langagiers d’un enfant danois (Højholt, 2008) a fait apparaître que les onomatopées étaient majoritairement utilisées pendant les jeux. Seraient-elles alors associées à certaines routines, et fortement liées à la manipulation d’objet ?

Elles pourraient notamment constituer une forme d’expression de la manière qui soit plus accessible que les moyens conventionnels. Ainsi du bruit de la voiture quand elle roule, qui signale la manière du mouvement en même temps que sa cause : on pousse la voiture en mimant le moteur, qui se manifeste avant tout par son bruit (vroum-vroum, en français comme en anglais). De même pour le train, dont on imite le tchou-tchou évocateur des premiers trains à vapeur : on voit dans l’exemple ci-dessous, tiré d’une séquence où la mère de William lui raconte une histoire, que le bruit mime le passage rapide du train, mais aussi le mouvement de la machine :

La mère:Sun's up, morning's here,

Up ‘n at ‘em, engineer.

Chugga chugga choo choo,

Whistle blowing, woo ooh woo.

Séquence 19: Le passage du train, au cours d’une lecture d’histoire rimée (William 1;4.10)

Les onomatopées peuvent aussi permettre de dire la difficulté aussi, comme oh hisse qui signifie que l’on porte une charge lourde ou difficile à soulever. Elles constituent, parfois, un commentaire sur l’échec ou l’absence de contrôle du mouvement oup (là) en français ou oops, et ses variantes en anglais :

Naima:Oopsy daisy!

La mère:I know, I dropped that thing by accident.

Séquence 20: Reformulation d’onomatopées par la mère de Naima (Naima 1;5.26)

Les onomatopées permettent, enfin, d’insister sur le résultat de l’action ou point d’arrivée : en français on dira couramment boum ou poum, en anglais par exemple clunk, comme dans la séquence ci-dessous :

La mère:Can I put this inside your block?

La mère:There.

La mère:Clunk.

La mère:That went clunk, didn't it?

Séquence 21: Onomatopées et expression du résultat (Naima 0;11.28)

Nous avons voulu insister ici sur la richesse des onomatopées, et sur la formidable économie de moyens qu’elles permettent.

Mais en dépit de la place de choix qu’occupent indéniablement les onomatopées au sein des premières productions, les enfants n’en font pas tous un usage également important. Nous avons calculé le ratio du nombre d’onomatopées sur le nombre d’énoncés :

Figure 45 : Evolution du ratio du nombre d’onomatopées sur le nombre d’énoncés produits par l’enfant, en fonction de l’âge.
Figure 45 : Evolution du ratio du nombre d’onomatopées sur le nombre d’énoncés produits par l’enfant, en fonction de l’âge.

a répartition montre une très nette surreprésentation des onomatopées chez Théophile, pendant une longue période. Chez les autres enfants, on note bien un ratio plus important pendant les premiers enregistrements, en dépit de variations parfois considérables d’un enregistrement à l’autre.

Les onomatopées ont pour Théophile une fonction particulière : elles sont souvent reprises par les parents au même titre que les autres mots, et se lexicalisent pour former de nouveaux noms (un boumboum, pour un marteau, Théophile, 2;00) ou verbes (boumé). Ce profil particulier, qui s’apparente à celui de l’étude de cas de Højholt (2008), est aussi celui d’un enfant qui parle, en proportion, moins que les autres (voir chapitre II, comparaison du nombre de mots produits, figure 7), et mettra plus de temps à accéder à la complexité syntaxique : la comparaison des productions de Théotime avec celle des autres enfants de cette étude, sur la base de l’indice de diversité lexicale D (chapitre II, figure 9) ainsi que de la longueur moyenne d’énoncés (figure 12) en témoigne. On peut alors envisager que l’usage relativement atypique des onomatopées que nous observons dans cette dyade particulière empêche, temporairement, la mise en place d’autres marqueurs. Mais il faudrait certainement prendre en compte de nombreux autres facteurs pour analyser cette conjonction de phénomènes.

Dans l’ensemble cependant, nous retrouvons bien chez tous les enfants une même tendance à produire d’abord une proportion plus importante d’onomatopées, et l’on peut s’attendre à ce que celles-ci aient des fonctions diverses, qui seront ensuite reprises par des combinaisons de marqueurs.