Gommer les différences ?

John Lucy (1996) a bien montré que la perspective typologique conduisait à un effacement des différences, qui précisément constituent les seuls indices que nous avons du fonctionnement propre d’une langue. Ainsi de la catégorisation des termes de couleurs, préalable aux expériences destinées à évaluer l’impact de langues différentes sur la perception catégorielle (Berlin & Kay, 1969 ; Rosch Heider, 1972, cf. Lucy 1996) : celle-ci occulte des effets de sens pourtant essentiels dans certaines langues (Lucy 1992), au nom de la recherche de catégories universelles, conçues comme un décalque de la perception. Par exemple en Hanunóo, langue des Philippines, qui dispose de quatre termes pour exprimer les couleurs noir, blanc, rouge et vert : ces termes désignent d’abord l’ombre, la lumière, la sécheresse et l’humidité (Conkin 1955, cité par Lucy 1996 : 46), ce qui montre bien que leur classification comme noms de couleur est en partie abusive.

‘« The emergence of terms specialized for colour in some languages is of course interesting, but can hardly be taken as the standard for what terms of other languages “really mean” (Lucy 1996:46-47)’

Autrement dit, ce n’est pas en fonction de la réalité objective des couleurs (à supposer qu’elle existe) qu’il faut déterminer le sémantisme des termes de couleurs : celui-ci est toujours au-delà d’une telle détermination objective. Or la recherche d’équivalences basées sur une détermination objective revient aussi à passer sous silence d’autres équivalences translinguistiques, tout aussi intéressantes : par exemple, l’anglais dispose aussi de termes qui codent la couleur pour dire autre chose (« brunette », « maroon », ou « scarlet »), comparables en ceci aux termes Hanunóo.

De même la typologie de Talmy, qui veut attacher à des familles de marqueurs (principalement regroupées sous les catégories de verbes et de satellites) des composantes sémantiques universelles, à l’articulation de la langue et de la cognition, peut nous conduire à négliger l’expression de la manière, ou de toute composante qui sera exprimée par des moyens langagiers moins attendus –nous pensons en particulier au rôle des onomatopées, dont l’analyse proposée au chapitre précédent a fait ressortir toute la richesse.