Contextes, situations d’énonciation

Le contexte d’une interaction définit à la fois la situation (contexte situationnel) et ce dont on parle : nous adoptons ici une définition large du « contexte discursif », qui désigne l’ensemble des éléments dont on parle ou dont on serait susceptible de parler à un moment donné : « sujet de conversation, objets manipulés, montrés, référés au cours du dialogue, activités en cours, cadre, non verbal… » (Morgenstern, 2006 : 53). S’il est indéniable que « tout énoncé est repéré par rapport à une situation d’énonciation » (Culioli, 1999 : 49), ce constat en apparence banal est d’une importance primordiale pour les énoncés de l’enfant, qui nous l’avons vu aux chapitres I puis III, sont d’abord très tributaires de cet ancrage situationnel, et ne s’en détachent que progressivement. Pour comprendre les productions verbales d’un jeune enfant, il faut donc les interpréter en tenant compte de l’ensemble des paramètres de la situation d’énonciation. C’est ce que Roger Brown (1973) appelait « l’interprétation riche », qu’il définissait comme une véritable herméneutique, et qui continue de constituer un outil précieux pour le chercheur en acquisition du langage (Bloom, 1991 : 18).

Ainsi par exemple, l’étude minutieuse des productions d’une enfant francophone (Venezziano, 2004), basée sur une définition étroite des événements communicationnels (par exemple montrer une toupie sera distingué de la demande de faire tourner la toupie, ou de l’événement qui consiste à donner la poupée : ibid. p 206), a permis de montrer l’existence d’options expressives avant même l’émergence des premières combinaisons. Il s’agit certes plutôt d’options successivement élaborées que de choix effectués dans un paradigme déjà constitué (ibid., p. 216), mais elles témoignent déjà de l’importance de prendre en compte l’ensemble des productions liées à un contexte donné. Elles montrent, surtout, que seul un codage précis des énoncés en contexte permet d’analyser la richesse des productions précoces.

On trouve, dans les suivis longitudinaux, un certain nombre de contextes discursifs récurrents : on parle par exemple fréquemment du dispositif d’enregistrement (caméra et micro, cf. chapitre II, p. 105), ou l’on évoque les différents lieux de la maison où l’on pourrait se rendre, mais aussi les activités de la journée. Les interactions s’organisent aussi régulièrement autour de livres ou de jouets, et des travaux récents ont montré l’importance de distinguer ces deux contextes, qui présentent des particularités importantes (Choi, 2000 ; Turkay, Kern & Rossi, 2008). 

Toutes ces distinctions importent au plus haut point pour l’analyse des premières formes d’expression du mouvement. Notamment, on peut s’attendre à ce que la narration d’un événement que l’on raconte d’un point de vue extérieur se rapproche davantage des autres formes de récit, dont celles que l’on observe dans les activités de lecture de livre, et se distingue des productions langagières qui disent le déplacement en première personne. Les travaux d’Hickmann et de ses collaborateurs confirment la sensibilité précoce de l’enfant à ces contextes, et montrent par exemple que les enfants francophones produisent plus de prépositions que n’en contient le discours qui leur est adressé, en particulier dans deux types de manipulation d’objets : celles qui concernent les relations de contenant/contenu, et celles qui sont liées à l’attachement d’objets (Hickmann & Hendricks, 2006 : 118). Ce constat est probablement le corollaire d’une tendance du français44 à exprimer ces relations en ajoutant à l’expression du mouvement causé ou de l’attachement une indication sur le fond, souvent portée par une préposition positionnelle comme dans qui sert à préciser le but ou point d’arrivée. Les exemples suivants sont des énoncés adressés à leurs enfants par les mères francophones de nos données :

(18) On les met dans le baril. (Marie 1;0.24)

(19) Il faut tous les mettre dans la bouche ? (Marie 1;0.24)

(20) On pourrait prendre ça dans le bain en fait. (Théotime 0;11.17)

(21) Tu crois qu’il va rentrer dans ton coffre ? (Théotime 1;6.23)

(22) Ça tourne, ça tourne, ça fait des vagues. (Marie 1;02.28)

(23) Attention à pas t’accrocher dans les…. (Théotime 1;6.23)

(24) Isisssss moi j'ai un long corps sinueux et je glisse silencieusement dans l'herbe. (Marie 1;01.29)

Les trois derniers exemples montrent que le type d’événement peut varier, et que son rapport à la situation n’est pas défini une fois pour toutes, mais résulte de choix énonciatifs : la manipulation d’objets peut ainsi être conceptualisée sur le modèle du déplacement volontaire (rentrer à la place de faire rentrer, tourner pour faire tourner), ou inversement, le déplacement volontaire peut lui aussi conduire à évoquer des relations d’attachement. L’exemple (24) illustre bien la tendance du français à effacer l’expression de la trajectoire dès lors que l’on se concentre sur la manière de mouvement : l’herbe est alors conçue comme le lieu, ou comme la toile de fond sur laquelle se dessine l’activité du serpent, et non son déplacement. En vertu de cette tendance, l’on pourrait s’attendre à ce que les francophones parlent moins de déplacement volontaire, et davantage d’activité, que les anglophones. Cependant, si l’on tient compte de cet autre type d’expression du déplacement volontaire, qui correspond en fait à un déplacement causé (exemples 21 et 22), il se peut que les différences observées ne soient plus aussi tranchées. Nous distinguons ici l’expression linguistique, qui envisage l’événement sous l’angle du déplacement volontaire, et le contexte large qui permet de déceler la référence à un mouvement causé. De nombreux travaux n’établissent pas de distinction claire. Par exemple Choi & Bowerman (1991 : 99) analysent l’exemple (21) comme expression du mouvement causé, sans autre considération pour l’agencement particulier de marqueurs que l’on observe ici que le constat de ce que l’agent devra être inféré. Elles passent donc sous silence, ou presque, un type de conceptualisation bien particulier.

A l’opposé d’une détermination situationnelle du sens, d’autres travaux partent de l’analyse des marqueurs, auxquels ils attribuent une série de valeurs susceptibles de quelques variations seulement. Or, il est d’autant plus important d’établir conjointement une distinction du type d’événement en fonction du contexte large et non du type de verbe ou de structure utilisés que l’on pourrait, sinon, surestimer l’importance de l’un ou de l’autre du fait de la surreprésentation de certains marqueurs dans les données. En effet, celle-ci ne suffira jamais à affirmer que les enfants parlent d’avantage d’un certain type d’événement, puisqu’il peut bien arriver qu’un seul et même marqueur soit ambigu, et que l’on ne puisse alors que l’interpréter en contexte. Hickmann et al. (2008 : 219) ont par exemple montré, à partir d’une analyse du sémantisme des verbes de mouvement, que les enfants anglophones exprimaient davantage le déplacement volontaire, et les francophones le mouvement causé. Mais ce constat pour le moins inattendu est peut-être, ainsi que le font remarquer les auteurs, le reflet d’une relative indistinction entre les deux types d’événements dans la langue anglaise, ou bien souvent la transitivité seule permet de faire la différence, alors que la construction dédiée qui existe dans une langue comme le français (faire + infinitif) permettrait aux enfants de faire la distinction plus tôt (Choi & Bowerman, 1991, Hickmann et al., 2008 : 222). Les enfants anglophones omettraient donc plus fréquemment l’expression de la cause, et proposeraient des formulations du type de celles rencontrées dans les exemples (21) et (22), dont nous avons vu qu’elles produisaient plutôt une lecture en termes de déplacement volontaire, même lorsqu’elles désignent un mouvement causé. Par exemple :

(25) La mère de Naima (1;2.23) : You’re bumping !

Naima : Bumping.

(26) Naima (1;3.12) :Stuck !

La mère de Naima :Oh it’s stuck between your legs !

Remarquons cependant que tel est aussi et surtout le cas des premiers usages de particules, qui expriment la trajectoire mais n’apportent aucune indication sur la cause du déplacement, et dont l’interprétation est moins évidente. Elle demande en effet que l’on rétablisse un verbe, et n’est pas forcément univoque :

(27) William:Up?

La mère:Up?

La mère:Okay. That’s a good way to ask, William.

La mère:To come up, for mommy to pick you up.

Ici la mère propose deux reformulations, l’une exprimant le déplacement volontaire de William, l’autre le mouvement causé, et l’on voit bien qu’il est très difficile de déterminer laquelle de ces deux propositions correspond le mieux à ce que l’enfant a voulu dire. Ici encore, Choi et Bowerman (ibid) proposent de privilégier le mouvement volontaire, qui dans la deuxième formulation correspondrait à un mouvement volontaire aidé par l’adulte ; mais une telle lecture laisse entièrement de côté le sémantisme du verbe employé par la mère (pick up). En pareil cas, il nous a donc semblé préférable de ne pas trancher. De même en français, les premiers verbes sont accompagnés de fillers (vocalisations qui ne correspondent pas directement à des marqueurs conventionnels, voir par ex. Veneziano & Sinclair, 2000) et il est par conséquent difficile de leur attribuer un sens causatif ou non. Dans l’exemple suivant, Marie (1;11.26) a en main l’une des pièces du puzzle qu’elle est en train de faire avec l’aide de sa mère :

(28) Marie:e@fs45 tourne.

Marie (en regardant sa mère): maman me@fs tourne maman.

La mère:tourne le dedans c'est bien.

L’interprétation de la mère restitue Marie comme agent, et ajoute un pronom objet, qui renvoie à la situation d’énonciation : tous ces éléments permettent de clarifier la référence à un mouvement causé. Cependant, en l’absence d’indices dans le contexte discursif, la situation ne permet pas toujours de désambiguïser les énoncés produits par l’enfant. Par exemple, lorsque Marie (toujours à 1;11.26) manipule ses poupées russes et dit :

(30) Petite e@fs met dans, petite.

Il semble peut-être évident que le filler corresponde peu ou prou à un pronom sujet et que par conséquent Marie parle de mouvement causé. Un énoncé produit un peu plus tard au cours de la même séance suggère pourtant que la distinction ne soit pas si tranchée. Marie se déplace sur le tapis et dit :

(30) Marie met là.

Ici la situation désigne le mouvement volontaire d’un agent, Marie, qui se replace sur le tapis, mais on voit qu’elle ne fait pas encore la différence entre l’usage transitif et l’usage intransitif du verbe mettre (que le français marque avec la forme réfléchie se mettre), et que par conséquent les éléments dont nous disposions pour l’analyse de l’exemple précédent ne suffisent pas à trancher. L’on pourrait en effet en proposer deux gloses adultes, tout aussi pertinentes l’une que l’autre :

(29’)La petite je la mets dedans, la petite.

(29’’)La petite elle se met dedans, la petite.

Dans la seconde glose, en (29’’), la forme réfléchie se comporte en tout point comme un verbe intransitif46, et n’a par conséquent plus de sens causatif. Ce constat peut nous conduire à faire deux hypothèses : soit Marie utilise mettre pour parler de mouvement causé, et elle conceptualise son propre mouvement volontaire comme un mouvement causé, soit elle s’en sert comme marqueur de localisation, auquel la notion de cause pourrait éventuellement être ajoutée en contexte. C’est parce que cette seconde hypothèse nous semble au moins aussi plausible que la première que nous avons mis à part les indécidables, et n’avons codé mouvement causé que lorsque nous disposions de suffisamment d’indices dans le contexte discursif.

C’est donc en vue de préciser l’importance relative du déplacement volontaire et du mouvement causé, mais aussi pour bien distinguer certains types d’interactions et repérer les différences qu’ils peuvent induire dans les productions langagières de la dyade, que nous avons ajouté à notre codage de l’expression du déplacement une double prise en compte du contexte (codage du type d’événement, et du contexte discursif large). Nous expliquons dans ce qui suit notre choix des catégories de codage utilisées pour l’analyse des données, et en détaillons la teneur.

Notes
44.

Cette tendance existe aussi en anglais, bien entendu, mais comme les enfants anglophones font d’emblée un usage important des particules et prépositions, on ne retrouve pas ici de différence marquée dans leurs productions.

45.

@fs signale une syllabe “filler”.

46.

Nous suivons en ceci la proposition de D.Creissels (2006 : 27 & sq.) d’analyser se comme marqueur d’opération sur la valence du verbe et non comme affixe pronominal qui garderait la trace d’un objet.