2.2.1. Retour sur l’analyse des premières prépositions

Nous avons vu aux chapitres II, puis III que les premières prépositions produites par les enfants francophones n’étaient pas (ou pas seulement) spatiales. Faut-il en conclure, comme le font Cadiot et Visetti (2001), que le statut privilégié du spatial est illusoire, et qu’une telle analyse impose aux productions langagières un type de catégorisation illégitime ? La sémantique des prépositions ou particules, souvent regroupées sous l’appellation générique de « prépositions spatiales », fournit en tout cas le meilleur exemple de ce biais analytique, dont nous avons vu aussi au chapitre précédent qu’il était en partie basé sur une prise en compte presque exclusive de données en langue anglaise :

‘“With the semantics of prepositions, we find in a particularly striking form the problem of the relation to space and to the physical world. Most often there is a trend towards relying on a very general psychological prototype, according to which language, at its most fundamental level, encodes tangible and/or physical structures. Therefore, in order to describe prepositions, […] linguistics should favor spatial and/or concrete uses, and even take them as a primary basis for all the other ones.” (Cadiot, 2002 : 56.) ’

Or si le sens spatial peut difficilement être considéré comme premier, et les autres dimensions constituer une sorte d’arrière-plan qui ne serait activé que dans certains contextes, c’est précisément parce que la distinction d’emplois purement spatiaux, et d’autres qui seraient plus nettement fonctionnels, ou en tout cas moins nettement spatiaux, pose souvent problème. Pour Cadiot, ce sont en partie au moins des caractéristiques propres à la langue française qui rendent plus difficile l’identification d’une trajectoire orientée dans le sémantisme des verbes de mouvement, par exemple, ou de configurations spatiales dans celui des prépositions (ibid). Il cite les exemples suivants, ou le sens spatial de la préposition par n’a rien d’évident :

(31) a-Prendre par la gauche

b-Attraper par la cravate

Les travaux de Herskovits (1982, 1986) et de Vandeloise sur la préposition en français (1986, 1991) ont d’ailleurs suffisamment montré qu’une valeur spatiale, géométrique, ne suffisait pas à rendre compte de leur usage. Nous avions cependant supposé que ces distinctions soient plus faciles à établir dans un corpus d’acquisition du langage, où il est possible que les interactions orientent l’échange vers des notions configurationnelles, ou encore qu’elles s’articulent autour de mouvements ou de déplacements constatés ou vécus. Notre étude préliminaire de l’acquisition des prépositions en français et en anglais (voir chapitre II) nous a pourtant confrontée à des problèmes de catégorisation : pour certaines occurrences, l’attribution d’un sens spatial ou non spatial était trop réducteur pour nous permettre de trancher. Par exemple dans cette interaction, liée à la sonnerie du téléphone :

La mère:on va laisser sonner

La mère:d'accord ?

Marie:à moi [/] à moi.

La mère:ou alors on # on décroche mais on dit juste à mamie que c'est, qu'on est en train de filmer.

Séquence 22 : Un usage spatial et fonctionnel de la préposition « a » par Marie (1;10)

Marie demande qu’on lui donne le téléphone, elle demande donc aussi un déplacement du combiné jusqu’à elle. Mais cette dimension spatiale n’est qu’une couche de sens, dont rien ne permet de dire qu’elle prime sur les autres. De même, faut-il coder la visée (« pour maman ») en termes spatiaux ou fonctionnels ? La plupart des situations, qui mettent en jeu des déplacements ou gestes liés au don, et situent donc l’échange dans une perspective spatiale, ne permettent pas de trancher. Si Marie avait, dans l’exemple ci-dessus, dit « amène le moi », il aurait été plus pertinent, quoiqu’encore bien partial, d’analyser le verbe amener en termes de trajectoire déictique. Nous avons ainsi codé « spatial » pour des usages comme « au dodo », que la mère glose comme « ils vont au dodo » (Marie 1;10), et il faut remarquer que c’est surtout le verbe utilisé dans la glose adulte qui favorise cette lecture de l’énoncé de l’enfant : le sens se négocie et se construit dans l’interaction.

En réalité, comme le font remarquer Sinha & Kuteva (1995), les critères qui permettent d’isoler l’expression d’un sens spatial sur un marqueur plutôt qu’un autre ne sont pas établis une fois pour toute, si bien que l’attribution d’un sens spatial à une préposition est nécessairement réductrice : "There is more to the meaning of a preposition than just the preposition itself" (ibid, p.175). La distribution du sens spatial est particulièrement évidente (ou manifeste, « overt » pour reprendre les termes de Sinha & Kuteva) dans les combinaisons d’un verbe avec une particule ou un syntagme prépositionnel, alors qu’elle est masquée (« covert ») par l’absence de prépositions dans les constructions transitives : nous reprenons ici un exemple de Sarda (1996) qui le montre bien, par comparaison avec un énoncé chanté à plusieurs reprises par la mère de William dans nos données.

(32) a-Léon a escaladé la paroi.

b-The itsy-bitsy spider climbed up the water spout.

Ce constat permet non seulement de distinguer des différences de structuration du sens spatial au sein d’une même langue, mais aussi de repérer des différences inter-langue plus pertinentes que l’opposition de deux classes fermées dont les similitudes ne sont qu’apparentes. Car en dernière analyse, nous avons plutôt remarqué la spécificité de certaines productions précoces (usages holophrastiques de particules en anglais, et de syntagmes prépositionnels comme « à moi » en français pour marquer la possession), dont le sémantisme ne fait pas immédiatement ou pas seulement référence à des configurations spatiales. L’analyse de Sekali et Morgenstern (2009) montre bien que l’acquisition des particules anglaises diffère de celle des prépositions françaises, et l’on peut rapprocher leurs conclusions de deux des trois principes que Bloom (2000 : 19) avance pour expliquer l’acquisition lexicale : les particules anglaises seraient plutôt acquises en vertu du principe de pertinence ou de saillance (en anglais « relevance »), selon lequel l’enfant apprend à utiliser un marqueur lorsque celui-ci se rapporte à ce qui l’intéresse ou l’affecte dans un contexte donné ; alors que ce serait plutôt le principe de divergence (« discrepancy ») qui expliquerait l’acquisition des prépositions françaises, puisqu’elles sont acquises lorsque l’enfant veut exprimer un contenu de pensée qui se démarque de ce que la situation d’interlocution donne à comprendre et sort donc de la compréhension mutuelle (voir chapitre II, 3.2.2). Il se pourrait bien, cependant, que la comparaison terme à terme de marqueurs spatiaux dans les deux langues ne donne pas les mêmes résultats.