Quelles prépositions spatiales ?

La préposition in en anglais, et son équivalent partiel français dans, sont à la fois plus clairement configurationnelles dans leur sémantisme, et plus facilement intégrables à la catégorie de préposition spatiale. Or si l’on considère les rythmes d’acquisition de ces marqueurs et leurs contextes de production chez les enfants francophones et anglophones de nos données, on constate que dans est produit au moins aussi tôt en français que in en anglais, et que les intentions de communication des enfants sont pour le moins proches. Nous citons ci-dessous les premiers usages productifs de ces marqueurs dans nos suivis longitudinaux :

Figure 46 : Premiers usages productifs de
Figure 46 : Premiers usages productifs de dans et de in (LME et âge de production).

Dans et in sont utilisés, avec ou sans verbe, aussi bien dans l’expression de la localisation d’un objet statique (« in ducky », qui accompagné d’un pointage désigne l’un des lieux où sont cachés des bonbons, ou « e@fs dans l’eau » : réponse que Théotime adresse à sa mère qui lui demande à propos de Babar et des autres éléphants « ils sont dans quoi ? ») que pour dire le mouvement volontaire (« let’s go in the car-car », proposition faite par William à sa mère alors qu’il est encore sur la balançoire, ou « boum dans l’eau », qui permet à Madeleine d’expliciter la destination du déplacement de monsieur Malchance, le personnage de l’histoire, tout en mimant avec le bras le trajet de sa chute) ou encore le mouvement causé (« in, in the raisins », prononcé par Naima en essayant de faire rentrer des raisins secs dans une boite, ou « là (de)dans », alors que Madeleine joue à placer des objets dans ses éléments de dînette). On remarque, de plus, dans le discours adressé comme dans les productions de l’enfant, que ces marqueurs permettent une localisation très concrète, souvent nécessaire dans l’expression du mouvement causé, et dans des situations impliquant conjointement dénomination et localisation (lecture de livres). Ils occasionnant aussi parfois l’ajout de précisions qui peuvent sembler redondantes, ou font en tout cas ressortir un partage d’attention sur certaines dimensions concrètes (spatiales, mais aussi et peut-être surtout corporelles) de l’interaction :

(33) Théotime (2;04.09):Ecoute dans les oreilles.

(34) La mère de Théotime (2;04.23):Il est où le fer à repasser dans l'image là ?

(35) Marie (2;09.07) :Oh le chien il fait beaucoup de bruit dans les oreilles.

(36) La mère de Marie (1;00.24) :Ah tu saignes un petit peu dans la bouche.

(37) La mère de Marie (1;00.24) :Qu’est-ce qu’on met dans le trou dans ce livre-là ?

(38) La mère de William (2;04.14):You’re gonna sit in the chair and do spaghetti?

William:Wanna sit in the chair!

(39) La mère de Violet (1;09.07):Are you a naked bacon in that picture?

Nous avons donc là deux marqueurs de localisation dont la comparaison fonctionne assez bien, à condition de bien cerner les contextes discursifs : on remarque par exemple une similitude dans la lecture d’images (exemples (34) et (39)), même si les effets de sens sont différents. En effet, la préposition française dans permet d’envisager l’image comme un espace à parcourir, à déchiffrer, par opposition à sur qui constitue pourtant une colocation moins marquée, alors qu’en anglais c’est in qui constitue l’option par défaut. Pour les événements particuliers qui nous occupent ici : ceux que regroupe l’expression du déplacement, la comparaison des deux marqueurs révèle des similitudes dans l’expression du déplacement causé (exemples (40) à (45)) davantage que dans l’expression du déplacement volontaire (exemples (46) à (56)) :

(40) La mère de Marie (1;00.03) : Elle arrive à mettre la tête de Marie dans un petit carré !

(41) La mère de Marie (2;00.29) : Tu le remets dans le…Là dans les trous tu sais ?

(42) La mère de Théotime (0;11.17) : On pourrait prendre ça dans le bain en fait.

(43) La mère de Naima (0;11.28) : We could put the ring in the block.

(44) La mère de Naima (1;01.25) : Put it in your mouth and gulp it!

(45) La mère de Naima (1;03.12) : I’m throwing things into the basket.

(46) La mère de Marie (1;00.24) :On va aller dans l’instrument de torture, là.

(47) La mère de Marie (1;11.26) : Ah elle est tombée dans quoi ?

(48) La mère de Théotime (0;11.17) : Tu veux retourner dans la salle de bain ?

(49) La mère de Théotime (1;00.27) : Un gros mouton qui rentre dans la cuisine ?

(50) La mère de Théotime (1;06.23) : Il rentre pas dans le coffre.

(51) La mère de Naima (1;01.25) : Does that fit in this block by the way?

(52) La mère de Naima (1;02.23) : And then he fell down in the mud!

(53) La mère de Naima (1;04.03) : Oh, it’s going to the library?

(54) La mère de William (1,04.10) : D’you wanna go in the house now?

(55) La mère de William (1,04.10) : Here comes a cruise ship, into the harbor.

(56) La mère de William (1;11.14) : Maybe he wants to go for a ride in the dump truck?

On voit que s’il est possible en anglais d’employer in après un verbe de mouvement, cette option efface aussi la trajectoire, qui sera exprimée par les correspondants dynamiques into en (45) et (55) et to en (53). La bonne comparabilité des marqueurs s’observe donc dans des contextes discursifs où les locuteurs veulent spécifier le véhicule, comme en (46) et (56), ou le lieu général dans lequel va se dérouler ou s’achever le mouvement47, comme c’est le cas en dans tous les autres exemples.

Ces observations liminaires montrent bien que si les acquis de la typologie sémantique permettent de cerner les options expressives canoniques, ou moins marquées, dans l’une et l’autre langue, les données font aussi ressortir des similitudes, qui peuvent résulter de stratégies d’encodage particulières –c’est-à-dire plus marquées. Il faudrait donc ajouter à la typologie sémantique des langues une typologie des stratégies :

‘« Rather than classifying languages as belonging to one or the other type, it may be more appropriate to establish a typology of patterns (or of encoding strategies) to classify the types of morpho-syntactic devices employed by languages for the encoding of Path, which are responsible for the observed mappings of semantic elements of motion (i.e. Manner, Figure, Ground) onto linguistic structure. »Kopecka (2006 : 98).’

Or pour pouvoir cerner les tournures fréquentes et les options expressives qui s’en éloignent, il faut prendre en compte, en plus des distinctions que nous venons de préciser, le sémantisme du verbe, celui d’éventuels satellites mais aussi de tout autre élément qui contribue à la constitution d’effets de sens liés au mouvement. Nous présentons dans la section suivante les principes d’un codage distribué (pour reprendre la formulation de Sinha & Kuteva, 1995, voir chapitre I), qui doit permettre d’y parvenir.

Notes
47.

Ce lieu étant alors perçu comme contenant plutôt que comme cible.