L’expression de la manière dans le discours adressé à l’enfant

Nous avons d’abord cherché à voir si la manière de mouvement était plus souvent omise en français, et si elle était plus fréquemment et plus diversement exprimée en anglais. En effet, la plupart des études se concentrent sur les verbes utilisés, et montrent des différences de structuration entre les langues à cadre verbal, qui ont un inventaire plus restreint de verbes de manière de mouvement, le plus souvent incompatibles avec l’expression du franchissement d’une frontière impliqué par le déplacement (Slobin & Hoiting, 1994), et les langues à satellites qui au contraire combinent aisément verbes de manière de mouvement et particules directionnelles. Pourtant, les verbes exprimant la manière de mouvement sont presque aussi fréquents en français (22,5%) qu’en anglais (24%) dans nos données. Mais le ratio type / occurrence est plus élevé en anglais (0,6) qu’en français (0,4) en français, où l’on note la récurrence de certains verbes comme accrocher ou décrocher, dans des contextes différents. Hickmann & Hendricks (2006 : 121) ont bien montré cette tendance des verbes français à préciser la manière d’attachement plutôt que de déplacement.

C’est cependant dans l’expression conjointe de la manière de mouvement et de la trajectoire que les langues diffèrent le plus. Par exemple lorsque la mère de Naima (0;11.28) imagine le mouvement d’un jouet et d’une balle qui en serait le véhicule, elle exprime cet événement comme un déplacement spontané, et encode conjointement manière de mouvement et trajectoire :

(72) I’m not walking away from her! (Naima 0;11.28)

(73) He’s gonna ride on the ball!

Dans le deuxième exemple, la TRAJECTOIRE n’est pas exprimée par le syntagme prépositionnel, qui localise la FIGURE du mouvement, mais son expression est construite par l’ensemble de l’énoncé, ainsi que par le geste de la mère qui fait avancer le petit personnage, à califourchon sur la balle : elle est donc inférée en contexte, construite dans et par l’acte de langage. Or, c’est précisément sur ce type d’inférence que se construit l’expression de la manière de déplacement en français, dont on remarque qu’elle doit, le plus souvent, sous-entendre la TRAJECTOIRE. Il existe cependant un petit groupe de verbes qui expriment la manière de déplacement le long d’une trajectoire verticale, par exemple grimper, ou tomber :

(74) Tu essayes de grimper, là…sur le siège. (Marie 1;00.03)

Mais dans l’ensemble, les verbes de manière en français présentent plutôt des affinités avec l’expression du mouvement dans un même lieu, et ne sont pas toujours compatibles avec l’expression du déplacement (ou mouvement d’un point à un autre). La séquence ci-dessous, au cours de laquelle Théotime observe une pelle mécanique, constitue un bon exemple de la difficulté du français à exprimer ce type d’événements :

La mère : Qu’est-ce qu’elle fait la pelle mécanique alors ?

Théotime :La terre, la terre ! (En mimant du bras droit le bras de la pelle)

La mère :(Refait le geste de Théotime) La danse de la pelle mécanique !

Séquence 23 : Théotime (2;0.14) et la pelle mécanique

La mère reprend le mime de son fils et en propose une reformulation qui insiste sur la manière de mouvement, mais doit du coup sous-entendre la trajectoire du bras de la pelle. Elle ne pourrait pas dire que la pelle « danse du sol au camion », ou quelque chose de ce genre. Ici encore, on remarque cependant que la mère explicite à nouveau cette trajectoire par un geste représentationnel iconique.

D’autre part, avec des verbes exprimant la trajectoire (les constructions « PiV » de Slobin, 200950), la manière est effectivement très rarement exprimée, nous donnons quelques exemples d’expressions de la trajectoire seule, puis d’expressions conjointes de la trajectoire et de la manière de mouvement.

(75) a-On descend ?

b-Ah, tu t’en vas ?
c-Tu reviens ?

d-Ah il est ressorti, le cochon !

e-Allez, tu vas jusqu’à la cafetière ?

(76) a-Mais si tu tombes avec ça dans la bouche

b-Oh bambambam il est tombé !

c-Quand ça va vite, hein, tu aimes bien !

d-Et puis aller un petit peu partout toute seule.

e-Si tu marches sur tout ce que tu trouves.

On voit qu’à l’exception de certains verbes qui lexicalisent manière et trajectoire (« tomber », comme « grimper » -et nous en avons peu d’exemples) en français, la manière de déplacement est exprimée seulement quand elle constitue un élément saillant du contexte discursif. Dans les exemples (76) d- et e-, deux contraintes particulières expliquent que la mère exprime conjointement (c'est-à-dire dans un seul énoncé, et non pas dans un seul élément verbal) manière et trajectoire : en d- la mère de Marie décrit le plaisir qu’éprouve sa fille à marcher dans le youpala, elle insiste sur l’autonomie que cela lui procure plutôt que sur le déplacement lui-même, qui est presque perçu comme une activité du fait des trajectoires multiples et vagues évoquées par le circonstant « un peu partout ». Dans l’exemple e-, c’est la nature des entités qui constituent le FOND (des objets, donc des entités bornées) qui produit une lecture du verbe « marcher » en termes de déplacement plutôt que d’activité. Certains verbes qui expriment conjointement la trajectoire et la manière, et sous entendent le FOND, permettent aussi de faire référence à la fois au déplacement et à la manière de mouvement –ici la mère de Marie se réfère à la tête de la poupée russe:

(77) Ah, elle est retombée.

C’est ici au moins autant l’aspect lexical (télique), en lien avec l’affinité quasi exclusive du verbe avec un cadre aspectuo-temporel déterminé (l’accompli), que la mention implicite du FOND comme état final, qui contribue à l’expression du déplacement. Car même dans un cadre aspectuo-temporel plus marqué, comme c’est le cas dans cet énoncé formulé par la mère de Marie au cours de la même séance de jeu, toujours à propos des poupées russes :

(78) Regarde, elles sont en train de tomber !

L’aspect progressif n’entre pas en conflit avec la télicité du verbe tomber, et l’on envisage tout autant la chute des poupées depuis les bras de Marie jusqu’au sol. En effet, c’est l’aspect lexical, la télicité du verbe tomber, qui bloque une lecture en terme d’activité, sauf cas très particuliers que l’on peut imaginer, mais qui n’apparaît pas dans nos données :

(79) Ils s’amusent à tomber.

En revanche le verbe escalader, qui exprime lui aussi à la fois la trajectoire verticale et la manière de mouvement, désigne plus volontiers une activité lorsque le FOND reste vague :

(80) Euh là si tu veux escalader…

Une autre stratégie permettant d’exprimer la manière et le déplacement en français consiste à sous-entendre ce dernier, et à employer des verbes qui font référence à la posture ou à la disposition : on n’aura pas alors d’expression de la manière de se mouvoir, mais de la position ou disposition qui caractérise l’état final (le lieu où se trouve le sujet au terme de son déplacement)

(81) Tu peux les poser à côté du lave-vaisselle

(82) Tu t’assois ?

Au total, nous avons là un ensemble de constructions qui permettent au locuteur francophone d’exprimer conjointement manière et déplacement, et montrent donc que cette possibilité est suffisamment accessible pour être utilisée par les mères en interaction avec leur tout jeune enfant. L’on peut alors se demander si ce type de constructions, dont certaines ont d’ailleurs été remarquées par Kopecka (2009) dans une base de données textuelles (208 extraits de récits de voyages ou de romans de la période allant de 1960 à 2000, tirés de Frantext), représente une portion importante de nos données. Au sein des énoncés que nous avons codés, c’est-à-dire dans l’expression du déplacement, du mouvement causé ou du résultat seul, ils représentent seulement 9,5% du total. Rapportée au nombre d’expressions du déplacement volontaire, cependant, cette proportion est nettement plus importante (41%, contre seulement 7% des expressions du mouvement causé). Cela signifie que, même si les mères parlent en proportion assez peu du déplacement volontaire (cf. infa), près de la moitié des événements ainsi formulés incluent une indication sur la manière de mouvement.

En (76), dans les exemples a, b, et c, ci-dessus, la manière est soit exprimée par un circonstant, dont on note le haut degré d’intégration au syntagme verbal en c-, en colocation avec un verbe léger ; elle peut aussi être distribuée entre le verbe et un circonstant, comme en a-, ou entre un verbe et une onomatopée en b- : ce dernier exemple montre bien qu’alors que la manière de mouvement exprimée par le verbe n’inclut qu’une représentation assez ordinaire de la chute, l’onomatopée ajoute une notion de poids, en mimant le fracas produit. Nous soulignons dans la section suivante cette spécificité du discours adressé à l’enfant, dans lequel non seulement des gestes co-verbaux mimétiques, mais aussi des onomatopées, peuvent permettre d’exprimer la manière, en français comme en anglais.

Notes
50.

“Path in Verb” vs. “Path in Non Verb”, cf infra.