Parmi les constructions relevées dans la section précédente, certaines correspondent à des formulations pour le moins inattendues. Ainsi la mère de Marie qui tient sa fille dans ses bras et manque de tomber sur le piano :
(83) Ah en plus si je tombe dans le piano, moi.
S’il ne s’agit bien entendu pas de tomber à l’intérieur du piano, celui-ci est pourtant conçu ici comme un contenant potentiel. Surtout, on remarque que la mère de Marie ajoute à l’expression de la manière et de la trajectoire que permet le verbe tomber une indication qui porte à la fois sur le point d’arrivée anticipé, et sur la qualité de celui-ci. En tant que tel, il s’agit bien d’une indication sur la manière : la chute est qualifiée en lien avec la qualité du support envisagé (cf. supra, Cardini, 2008). FIGURE et FOND peuvent en effet donner indications sur manière : les verbes qui expriment en français la manière d’attachement intègrent par exemple une indication sur le FOND (Hickmann & Hendricks, 2006 : 125 ; Chenu & Jisa, 2006 : 238) tout comme certaines FIGURES particulières : la pelle « mécanique » (ci-dessus, séquence 23) en est une. On le voit, ce n’est cependant pas le fait que la manière soit liée à l’expression de la figure ou du fond qui rend certains énoncés étonnants. Nous avons analysés comme non canoniques les énoncés qui comportaient des colocations inattendues ou peu communes. En français, l’expression conjointe de la manière et du déplacement requiert, le plus souvent, l’ajout d’un circonstant qui alourdit considérablement l’énoncé. Nous avons vu cependant que de telles formulations n’étaient pas exclues, ni nécessairement lourdes. En anglais, l’expression de la manière hors du verbe est aussi possible, ainsi par exemple :
(84) Wooo there she goes on the bike
(85) You have to pick it up hooking the arms
Ces énoncés portent la trace d’un travail énonciatif particulier, destiné à permettre l’ajout d’indications sur la manière dans un contexte où le verbe ne peut porter cette information.
Les gestes représentationnels permettent eux aussi d’ajouter de telles indications à moindres frais et tout en attirant l’attention de l’enfant sur cet aspect de l’événement spatial. Nous les avons donc également comptés au nombre des formes non canoniques.
On note, enfin, qu’alors que la littérature a bien repéré la productivité des onomatopées dans la langue anglaise, corollaire, notamment, d’une tendance de l’anglais à constituer des verbes à partir d’onomatopées (notamment Crystal, 1997), et alors que, nous l’avons vu, le rôle des onomatopées dans l’acquisition du langage (en particulier des verbes) a été reconnu depuis peu (Imai et al., 2008 ; Kantartzis, Kita & Imai, sous presse ; voir aussi chapitre III, 3.3), l’usage que les mères font des onomatopées au cours d’interactions spontanées avec leur enfant est très peu décrit. Or la proportion d’onomatopées utilisées par les mères dans l’expression du déplacement est loin d’être négligeable, du moins pour autant que notre codage permette d’en juger. Elles constituent, avec les autres moyens linguistiques que nous venons de décrire (c’est-à-dire les constructions particulières, ainsi que les gestes mimétiques), une part importante de ces formes d’expression de la manière de déplacement qui sont souvent oubliées dans la littérature. Le graphique ci-dessous représente la proportion d’expressions non canoniques ainsi définies, en fonction du nombre total d’énoncés codés exprimant la manière :
La proportion plus faible d’onomatopées chez les mères anglophones peut sembler étonnante, et ce d’autant plus que nous avons inclus ici les formes plus grammaticalisées qui constituent une option supplémentaire, rare ou inexistante en français. Comme il s’agit d’une proportion des énoncés exprimant la manière, la différence ne saurait être induite par un écart dans la taille des échantillons, dont il faut cependant souligner qu’ils constituent tous deux une part relativement semblable des énoncés codés, comme le montre le graphique ci-dessous.
Ce résultat n’a certes rien d’étonnant, si l’on considère que les besoins communicationnels qui s’expriment dans nos données doivent être relativement semblables, mais il suggère51 que l’impact des contraintes typologiques reste limité, du moins si l’on considère ensemble tous les événements différents auxquels les mères font référence. Car bien entendu, ces énoncés ou formes linguistiques que nous avons qualifiés de « non canoniques » ne le sont qu’au regard des formes décrites dans la littérature : elles ne sont pas pour autant conçues ou perçues comme des formes étonnantes dans l’interaction. Au contraire, elles deviennent canoniques en contexte, et en dialogue. Nous avons donc là une indication de ce que les mères francophones mettent en œuvre des stratégies que l’on pourrait qualifier de compensatoires, et qui leur permettent de dépasser les contraintes de la langue pour exprimer la manière de mouvement lorsque le besoin s’en fait sentir.
A nouveau, en tenant compte de la petite taille de notre échantillon qui ne permet pas de l’affirmer pour sûr.