3.1.3. Figures et fonds

Nous l’avons dit, la littérature présente les FONDS comme participant des formes plus tardives d’enrichissement du récit : les enfants commenceraient donc par mentionner d’autres éléments. Pourtant, en tant qu’ils sont souvent encodés dans un syntagme prépositionnel, ou adverbe de lieu, les fonds se trouvent aussi fréquemment en fin d’énoncé, et donc en position saillante :

(86) a-On va aller dans l’instrument de torture là.

b-On les met dans le baril ?

c-Oh le cheval carrément qui rentre dans la cuisine ?

d-Ouais, après on le met à la poubelle.

(87)a-Maybe he wants to go for a ride in the dump truck?

b-You wanna put it there?

c-Don’t step on the back track.

d-Oh, you wanna swing on there?

Ils constituent par là-même un élément particulièrement susceptible d’être repris par l’enfant.

L’encodage des fonds dans le discours adressé importe aussi puisque, nous l’avons vu, le type d’entité a un impact sur la lecture en termes d’événements (les objets, ou toutes les entités bornées favorisent une conceptualisation en termes de changement de lieu, cf. supra) ou d’activité (les lieux, du fait de leur plus grande extension, produisent une représentation différente : celle d’une activité sans déplacement). Or le contexte particulier que constituent les interactions spontanées avec un jeune enfant, très intéressé par la manipulation d’objet, semble favoriser la mention de fonds bornés :

(88) On pourrait prendre ça dans le bain, en fait. (Théotime, 0;11.17)

(89) Ah, on retourne à la baignoire (Marie, 1;0.24)

(90) On les met dans le baril ? (Marie, 1;0.24)

(91) I’m putting things in the basket! (Naima 1;3.12)

(92) I’ll bring it over there and we can read it okay? ( Naima 1;2.23)

(93) Why don’t you come in the other room with mummy? (William, 1;11.14)

Il n’en reste pas moins que les fonds sont effectivement implicites lorsque l’on parle d’une activité envisagée comme habituelle ou répétée :

(94) Mais j’aime bien me balader à quatre pattes. (Théotime, 0;11.17)

(95) Allez, je te hisse. (Marie 1;0.03)

(96) Don’t even try to walk in the wrong direction. (Naima, 0;11.28)

(97) That’s a truck, backing up. (William, 1;4.10)

Ce type de conceptualisation peut aller de pair avec un effacement de la figure :

(98) Faut monter ! (Marie 1;0.24)

(99) Tu rouvres ? (Théotime 1;0.27)

(100) Tu pousses un petit peu ? (Théotime, 1;6.23)

(101) Don’t throw!(William, 1;4.10)

(102) Want me to catch? (Naima 1;3.12)

Ici encore, on voit qu’il est possible de repérer des équivalences dans la façon dont les deux langues envisagent ces différents événements spatiaux.

Considérons à présent une dernière particularité intéressante, parce qu’elle pourrait permettre de faire ressortir une différence inter-langue dans le discours adressé à l’enfant : les langues à cadre verbal seraient plus orientées vers le fond, alors que les langues à satellites, du fait qu’elles explicitent plus souvent la trajectoire, s’intéresseraient davantage à la figure. Nous avons quantifié l’expression de ces composantes dans le discours adressé à l’enfant, et fait la moyenne des scores obtenus pour les deux mères dans chacune des deux langues : ils sont représentés (en pourcentage des énoncés codés) dans le graphique ci-dessous.

Figure 54 : Figures et fonds dans le discours adressé à l’enfant.
Figure 54 : Figures et fonds dans le discours adressé à l’enfant.

Les différences observées ne sont pas significatives. Toutefois, parmi les énoncés qui encodent le fond, on note une particularité des énoncés produits par les mères francophones : elles sous-entendent parfois la trajectoire (et la cause) en omettant le verbe, attirant ainsi l’attention sur le fond :

(103) Ah, le plus gros dans le plus petit ? (Marie, 1;11.26)

(104) Au-dessus des chaussures. (Marie, 1;11.26)

(105) Et toi, sur ta tête, viens voir… (Théotime 0;11.17)

(106) Et voilà, encore un peu sur maman ! (Théotime 0 ;11.27)

Nous n’avons pas repéré d’équivalents de ce procédé dans les énoncés codés pour les mères anglophones, où l’omission du verbe n’apparaît que dans des reformulations anaphoriques :

(107) Does that fit in this block by the way ? (Naima 1;1.25)

Yes, in! (pendant que Naima place le petit cube dans celui que lui tend sa mère)

Le français offre donc la possibilité d’un fléchage situationnel52 que l’on ne retrouve pas dans les énoncés anglais, où il semble qu’il faille davantage expliciter, même des éléments qui font partie du savoir partagé : en (109), la mère de Naima tient le cube dans sa main, elle est justement entrain de le tendre à sa fille.

Notes
52.

En TOE, le fléchage situationnel désigne cette utilisation de la situation en lieu et place de certains marqueurs : dans nos quatre éléments français : (105) à (108), c’est l’opération de fléchage qui rend possible l’ellipse du verbe.