3.1.4. Trajectoires

Satellites : trajectoires dynamiques ou statiques ?

Chez les mères françaises, les syntagmes prépositionnels ne permettent que rarement d’exprimer la trajectoire, et lorsque c’est le cas, celle-ci précise plutôt une trajectoire déjà suggérée ou exprimée par le verbe, comme dans l’exemple (49) e-, ci-dessus, où jusqu’à ajoute au verbe aller une indication sur la destination. Notons que jusqu’à constitue l’une des seules prépositions dites ‘dynamiques’ du français (Vandeloise, 1986, 1987a). Pour les autres prépositions, l’expression du mouvement n’est pas portée par la préposition, les énoncés ci-dessous l’illustrent bien : seule la destination du déplacement est explicitée en fin d’énoncé, et ce sont les verbes mettre, aller et retourner qui expriment la trajectoire.

(108) a-Tu veux la mettre par terre, c’est ça ?

b-Tu vas dans ta chambre ?

c-Hein il retourne au gâteau ?

Or, nous l’avons dit (chapitre 1, p. 46), certains travaux suggèrent, sur la base de ce constat, qu’il existe des différences qualitatives entre l’encodage de la trajectoire en français et en anglais. Vandeloise (1987b) montre par exemple que les prépositions françaises ne permettent pas de distinguer entre localisation statique et dynamique, alors que certaines prépositions anglaises gardent la trace de cette distinction (in vs (in)to). Les prépositions françaises sont beaucoup plus polysémiques que leurs équivalents dans la langue anglaise (Hickmann et al. 2009a: 213; Vandeloise 1986, 1991). Les prépositions à ou dans peuvent ainsi exprimer le but, mais elles peuvent tout aussi bien dire la localisation générale -et vague (Sapir 2008: 342). Herskovits (1982) a cependant suggéré que certaines prépositions portent une « présupposition de mouvement » : celle-ci existerait pour les cibles introduites par à, mais pas par dans, comme le montre l’analyse des énoncés ci-dessous :

(109) a-Le train est à la gare.

b-Le train est dans la gare.

c-Le train est en gare.

Avec à on évoque la trajectoire dont la position du train est le résultat, alors que la version b- ne contient pas cette présupposition. Cependant, la version c-, que nous proposons car elle nous semble plus courante, contient cette même présupposition, et l’on voit qu’elle s’impose certainement du fait d’une affinité de ce syntagme prépositionnel avec des verbes de mouvement comme entrer ou arriver. Chacun de ces deux verbes présente aussi des affinités avec les prépositions dans, et à, respectivement, mais la colocation « entrer dans la gare » implique peut-être une description plus concrète et plus spatialisée de la situation. Elle est en tout cas plus marquée que la simple mention d’une arrivée « à la gare », ou « en gare ». Peut-être est-ce alors le caractère plus vague de la préposition à rend possible une « présupposition de mouvement » ? Au total, cependant, l’information liée au mouvement est tout au plus permise par la préposition : elle n’est pas exprimée par elle. Il en va de même pour les prépositions anglaises dont on a pu supposer qu’elles encodaient une « trajectoire dynamique » : dans une étude détaillée des prépositions « to » and « through », Evans & Tyler (2004) ont montré que la composante MOUVEMENT était induite par le sémantisme des verbes qui entraient fréquemment en collocation avec elles. En revanche, les prépositions anglaises intègrent indéniablement une indication sur la TRAJECTOIRE qui n’existe pas dans le système prépositionnel français (Vandeloise, 1987b, et chapitre I, 2.2.5).

Y aurait-il alors une préférence pour la localisation statique en français, corollaire d’une tendance à sous-entendre la trajectoire (lorsqu’elle n’est pas exprimée pars le verbe), alors que les satellites de l’anglais en permettraient une expression plus fréquente mais aussi plus détaillée ? Nous avons trouvé des indices de ces préférences dans le discours adressé aux enfants francophones :

(110) a-Tout dedans !

b-Oh non pas dessous après on n’arrive plus à les rattraper.

c-Boum, par terre !

Dans les deux premiers exemples, on retrouve la tendance mentionnée précédemment : effacement du verbe et insistance sur le fond. C’est à nouveau le fond ou point d’arrivée du mouvement qui est mis en avant en c-, et l’on remarque que l’onomatopée insiste davantage aussi sur l’impact qui se produit en fin de chute que sur la trajectoire. Au total, les énoncés qui sous-entendent ainsi la trajectoire et insistent sur la composante statique de l’événement (état résultant) constituent près de 25% des énoncés codés pour les mères francophones, contre moins de 10% des énoncés anglais, qui comme nous l’avons dit ne se passent que rarement du verbe, même lorsque l’événement est construit autour d’un point de repère statique.

(111) a-Do you want her to get out of there?

b-Throwing things off the side!

La spécificité des particules ressort bien alors, par contraste : dans l’énoncé ci-dessous le verbe peut rester implicite précisément parce que la particule on n’apporte pas seulement une indication configurationnelle : elle parle aussi et surtout du résultat de l’action.

(112) William boots on, that’s right!

La comparaison de ce dernier exemple avec l’usage de in en (85) suggère que l’anaphore situationnelle ne fonctionne bien qu’avec ce que l’on pourrait alors appeler une présupposition de mouvement, mais qui est davantage le produit du contexte que le fait d’un marqueur directionnel.