L’expression du déplacement volontaire : analyse contrastive

Nous l’avons dit, le français exprime habituellement le déplacement volontaire avec un verbe lexicalisant la trajectoire, si bien que la manière sera exprimée à la périphérie, soit par un circonstant de manière (lentement) ou un instrumental (traverser à quatre pattes ou à vélo), soit par une subordonnée (avec en +V non fini). Cette dernière possibilité justifie la distinction de Talmy (1985) entre des stratégies d’encodage plus ou moins compactes : les langues encodant mouvement et trajectoire dans le verbe répartiront sur deux clauses l’information sémantique qui est contenue dans une seule proposition dans une langue à satellites comme l’anglais.

(116) She walked across the room.

(117) Elle a traversé la pièce en marchant.

Remarquons cependant que la traduction de l’exemple (92) par (93) en français ne correspond pas à une véritable équivalence, mais à une tournure souvent jugée lourde et par conséquent peu usitée. L’on peut donc s’attendre à ce que ces subordonnées soient omises, surtout chez l’enfant (Hickmann 2007: 224; Hickmann et al. 1998: 118). De plus, nous avons noté que dans le discours adressé à l’enfant, certains adverbes pouvaient ajouter une indication sur la manière sans trop alourdir la structure :

(118) Moi je suis une petite bête verte qui avance doucement (Théotime 1 ;6.23).

Nous avons vu aussi qu’en la matière, les mères francophones avaient recours à davantage d’expressions non canoniques que les mères anglophones.

Pourtant, deux autres contraintes de taille pèsent sur l’expression du déplacement volontaire en français. D’une part, l’inventaire des verbes encodant la trajectoire est assez limité : Kopecka (2006 : 85) en relève une quinzaine, dont elle cite les plus fréquents (figure 15 ci-dessous). Ce constat suggère que les schémas de lexicalisation soient encore plus ancrés (« entrenched »), moins souples en français qu’en anglais.

Figure 55 : Un inventaire limité de verbes exprimant le déplacement en français (d’après Kopecka, 2006)
Figure 55 : Un inventaire limité de verbes exprimant le déplacement en français (d’après Kopecka, 2006)

D’autre part, et surtout : si le français dispose aussi de verbes exprimant la manière (marcher, courir, nager), à l’exception d’un petit nombre de verbes exprimant conjointement la manière et la trajectoire (grimper, dévaler), ces verbes sont en majorité utilisés pour exprimer une activité, c'est-à-dire un événement spatial se déroulant dans un seul et même lieu, sans référence au déplacement (Gullberg et al. 2008: 203; Hickmann 2006: 287, Hickmann 2007: 224). De nombreux auteurs ont ainsi remarqué que leur usage dans l’expression du déplacement, en combinaison avec un élément exprimant la trajectoire, était plus marqué : il faut que la manière ou la distance parcourue soit inhabituelle (Slobin, Gullberg et al. 2007: 203; cf. also Hickmann 2003a: 71) pour que l’on trouve des constructions comme :

(119) Elle nage jusqu’à l’autre rive.

(120) Il a couru depuis Marseille pour arriver à temps.

Or, comme les jeunes enfants n’utilisent en général pas les constructions marquées, les enfants francophones auraient d’avantage recours à la référence disjointe (Hickmann 2006 : 283). La question de la sensibilité des enfants à des contextes particuliers dans lesquels les adultes produisent ces énoncés plus marqués a cependant fait l’objet d’études récentes (Allen et al., 2007), qui ont fait remarquer la nécessité de prendre en compte les autres options expressives possibles. A cet égard, il faut souligner que la typologie est probablement en partie responsable du relatif oubli de constructions comme :

(121) La balle a roulé dans le fossé

Ces constructions, à l’examen, ne se révèlent pas si marquées qu’on le suppose. Dans l’étude de Kopecka (2009 : 55), sur 2293 énoncés issus de la base Frantext, composés de verbes de manière de mouvement et de trois prépositions locatives simples (sur, dans et sous), 37,7% impliquent le passage d’un lieu à l’autre, ce qui montre bien la fréquence relative de ces constructions (ibid. p.59). Car si les verbes exprimant la manière de mouvement n’ont en général pas de limites bien définies, à la différence des verbes de trajectoires qui décrivent des procès bornés, du moins est-il possible de distinguer des degrés de télicité au sein de cette classe de verbes (ibid, p.62). La transitivité (grimper l’escalier, débarouler la Butte Montmartre, vs. marcher), mais aussi et surtout le lien avec un but à atteindre, permettent d’expliquer le caractère plus télique de certains prédicats –cette dernière contrainte, de nature pragmatique, l’emportant sur les autres. On dira ainsi, en dépit du faible degré de transitivité de courir:

(122) Il a couru au supermarché / se mettre à l’abri.

L’intention ou le but fournit à ces procès la borne qui leur manque. Cette contrainte pragmatique caractérise aussi l’usage de verbes qui lexicalisent manière de mouvement et trajectoire orientée vers un but, comme « se retourner », ainsi dans la séquence suivante :

Théotime (1;1.24), essaye de monter sur sa petite chaise, avec l’aide de sa mère

La mère :Après tu te retournes.

Tu tournes comme ça.

Tourne !

Séquence 26 : Théotime monte sur sa chaise

Avec la première injonction, la mère fixe un but à l’enfant : le verbe préfixé « se retourner » comprend une indication sur la trajectoire (bornée), en même temps que sur la manière de mouvement (ou « trajectoire particulière », Cardini, 2008 ; cf. supra figure 49). Elle se focalise ensuite sur la manière de mouvement en même temps qu’elle aide l’enfant à l’accomplir.

Cet exemple montre aussi que dans certains contextes, la différence entre changement de posture et changement de localisation/position n’est pas prise en compte : le verbe « se retourner » désigne aussi bien un simple changement de posture, mouvement de tête ou du haut du corps, mais ici il s’agit, pour l’enfant, d’un véritable déplacement. Sablayrolles a certainement raison de distinguer changement de posture et changement de position55 (1995: 281–2 ; in Cardini, 2008 :539) mais cette distinction n’est pas toujours forcément pertinente pour l’enfant, qui grimpe sur la chaise pour s’y asseoir, et désigne alors au moins autant un changement de position qu’un changement de posture lorsqu’il dit « sit » ou « asseoir ». Nous avons donc retenu ces changements, qui selon nous n’entrent pas dans la catégorie des « self-contained motions » de Talmy.

D’autre part, on voit bien que plus que le déplacement effectif, c’est le type de conceptualisation qui est en cause, et qui est susceptible de différer d’une langue à l’autre. Celle-ci résulte d’agencements particuliers de marqueurs, qui produisent des effets de sens différents. A la différence du français, l’anglais ajoutera ainsi plus facilement une indication sur la trajectoire, même avec un verbe comme sit : 

(123) You wanna sit up there in the chair again? (Naima 1;1.25)

L’indication directionnelle favorise ici une lecture en termes de déplacement plutôt que d’activité. D’autres formulations sont cependant moins évidentes, et notamment les reprises faites par les mères d’énoncés holophrastiques comme :

(124) William (1;4.10) :Sit

La mère :Sit, that’s right.

La mère :You sat, and that was a good job.

(125) Théotime (1;6.23) : Asseoir

La mère :Asseoir, oui.

Ici les mères proposent d’abord, dans les deux cas, un renvoi à la notion (pour le dire avec des termes culioliens56), que l’on pourrait gloser par « oui, c’est bien ça qu’on appelle s’asseoir », et renvoient ce faisant davantage à l’activité de s’asseoir qu’à une occurrence particulière. La deuxième reformulation proposée par la mère de William renvoie bien, elle, à cette occurrence particulière : elle parle du déplacement de l’enfant d'un point à un autre, ou d'une position à l'autre. Le prétérit permet en effet une reprise de l’événement dans son ensemble, afin d’y apporter ensuite un commentaire évaluatif.

Si nous avons pris le soin de bien établir cette distinction, c’est qu’elle est au cœur d’une différence inter-langue relevée par certains travaux (cf. chapitre I, 2.2.5) : la conceptualisation d’un événement spatial comme activité dans un même lieu serait plus fréquente et quasi concomitante à l’expression de la manière en français. Nous en avons en effet trouvé de nombreux exemples dans nos données.

(126) a-Il vole pas celui-là, ouais. (Théotime 2;0.14)

Mais normalement les avions, ça vole (Théotime 2;0.14)

b-Tu fais des dérapés en plus, contrôlés ! (Marie 1;0.24)

c-Tu vas vite ! (Marie 1;0.24)

Cependant, ce type de conceptualisation ne semble pas rare en anglais non plus :

(127) a-We can hear the key wiggling in the lock. (Naima 0;11.28)

b-You’re running around is that what you’re doing? (Naima 1;1.25)

c-He runs very fast (Naima 1;2.23)

C’est peut-être alors une particularité du discours adressé à l’enfant que de conceptualiser ce qui se passe en termes d’activités, avec notamment des usages proches du renvoi à la notion comme en (100)a ou (101)b. Ces activités peuvent correspondre à celles de l’enfant, mais aussi à des événements perçus comme le bruit de la clé dans la serrure, qui est ici lié au mouvement habituel de celle-ci. L’analyse des données fait ressortir des fréquences tout à fait similaires chez les mères francophones et anglophones : respectivement 12,7% et 13,2% des énoncés codés. Il faut certes envisager que cette similitude soit un simple effet de la petite taille de notre échantillon, mais même si la répartition est susceptible de varier sur un échantillon plus large, la bonne comparabilité des énoncés ainsi repérés permet de dégager des similitudes fonctionnelles, ou intentions de communication comparables.

Si cette conceptualisation en termes d’activité et non de déplacement est en proportion comparable dans les deux langues, on peut dire qu’elle ne se substitue pas plus à l’expression du déplacement volontaire en français qu’en anglais. Reste à envisager une autre différence, celle qui concerne la relative sur représentation du mouvement volontaire en anglais, et celle du mouvement causé en français. Hickmann, Hendricks & Champaud (2008) ont en effet trouvé cette différence de répartition dans leurs données, et l’expliquent par l’accessibilité de certaines options expressives :

‘« Our findings then suggest that the relative salience of information—particularly with changes of location—may result from different factors in a given language: the relative accessibility of some structures among other options expressing the same meaning; but also the highly-productive nature of some constructions expressing meanings that cannot be expressed otherwise (or at best only in rather awkward ways), distinctly differentiating some representations of motion from others (caused vs. voluntary).” (ibid, p. 222)’

Notre codage ne permet pas non plus de trancher sur cette question, puisque les répartitions restent relativement comparables :

Figure 56 : Expression du déplacement (volontaire, causé ou indécidable), de l’activité et du résultat dans le discours adressé à l’enfant : pourcentage des énoncés codés.
Figure 56 : Expression du déplacement (volontaire, causé ou indécidable), de l’activité et du résultat dans le discours adressé à l’enfant : pourcentage des énoncés codés.

Cependant, si le nombre d’énoncés pris en compte ne suffit probablement pas à faire ressortir des différences significatives, on retrouve bien une représentation du déplacement volontaire plus importante chez les mères anglophones que chez les francophones, et inversement pour le déplacement causé.

Notes
55.

Dans le second cas seulement, c’est toute l’entité qui se déplace.

56.

Culioli distingue la notion, qui ne renvoie pas directement à un item lexical mais plutôt à un ensemble de propriétés, des occurrences qui peuvent y renvoyer de façon plus ou moins directe ou explicite : l’occurrence type, celle qui fait référence à la notion, est repérée comme « centre organisateur » de celle-ci (voir notamment Culioli, 2000 : 9 et sq.)