Le déplacement causé

Le déplacement causé, et en particulier l’expression des événements qui consistent à mettre un élément dans un autre, est l’autre composante majeure du discours adressé à l’enfant. En effet, il s’agit d’un type d’événement qui revient fréquemment dans les interactions avec le jeune enfant, ainsi que l’ont remarqué par exemple Slobin, Bowerman, Brown, Eisenbeiß & Narasimhan (sous presse) : « Events of “putting” are frequently discussed in interactions between caregivers and children, providing us with a rich crosslinguistic database in a high-frequency semantic domain. » La comparaison inter-langue des énoncés regroupés dans l’expression du mouvement causé fait en surface ressortir davantage de similitudes entre le français et l’anglais que l’expression du déplacement volontaire. Les verbes les plus fréquents sont mettre et put, et les structures employées présentent des ressemblances frappantes :

(128) a- Wanna put them in, monkeys in the barrel? (William 2;3.16)

b- On les met dans le baril ? (Marie 1;0.24)

(129) a-Tu veux pas mettre le petit sac ?

Allez, on met le petit sac sur le dos de Théotime ! (Théotime 1;6.23)

b-You don’t wanna put it on?

Let’s put it on! (Naima 1;2.23)

A l’examen, cependant, des différences de structuration apparaissent ici aussi. D’abord, les usages transitifs de verbes de manière de mouvement sont plus fréquents en anglais, et ils permettent un encodage plus compact :

(130) a-He’s rolling the tomato down

b-Il fait rouler la balle

c-On monte la valise ?

Les verbes causatifs peuvent, on le voit, incorporer une indication sur la manière, qui sera alors conçue comme « inhérente » à la trajectoire (Goldberg, 1997), c'est-à-dire qu’elle désignera aussi ce qui cause le déplacement, comme en (130) a et b, la construction causative française produisant le même effet que le verbe anglais. En revanche, l’expression périphérique suggère plutôt une simple cooccurrence de deux événements distincts : dans l’énoncé ci-dessous, l’adverbe de manière précise plutôt l’intensité du mouvement, conçue comme un « co-événement » (Talmy, 2000) :

(131) Mets-le doucement.

La langue anglaise permet aussi une économie de moyens par rapport au français dans les cas suivants, qui n’incluent pas nécessairement une indication sur la manière :

(132)a-Can you get that book for mummy?

b-Alors, tu vas chercher le tambour ?

(133) a-Oops, you dropped an Odio!

b-Attention de pas la faire tomber !

Inversement, certains verbes préfixés permettent un encodage plus compact en français : ainsi enlever / take out/off, et remettre / put back in, mais à nouveau, sans expression de la manière. Ici, c’est la langue anglaise qui distingue expression de la cause et de la trajectoire.

Les usages compacts, comme (130) a- et c-, ou (133) a-, sont cependant rares, surtout chez le jeune enfant (Hickmann et al. 2009a: 215) : en effet, les enfants commenceraient par encoder soit la cause, soit la trajectoire ou la manière (Hickmann 2003a: 150; Hickmann & Hendriks 2008; Hickmann et al. 2009a: 218), et une étude récente a montré que les constructions complexes illustrées en b- n’étaient pas maîtrisées avant cinq ans (Ochsenbauer, 2010). Deux éléments semblent alors susceptibles d’avoir un impact sur les productions précoces : la plus grande saillance de la cause, plus souvent exprimée séparément en français, d’une part, et la saillance de la manière, que l’anglais exprime sensiblement plus fréquemment que le français dans ces événements aussi (29% des énoncés exprimant le déplacement causé chez les mères anglophones contre 17% chez les francophones). Cependant, on trouve davantage de verbes français exprimant la manière que dans l’expression du déplacement volontaire.

Les verbes préfixés (Kopecka, 2006), qui constituent probablement le résidu le plus important des anciens satellites, permettent en effet d’exprimer conjointement mouvement causé et manière : par exemple accrocher (Hickmann et Hendricks, 2006). Certains verbes français permettent même d’encoder à la fois la manière, la cause et la trajectoire (verbes préfixés), alors que cette dernière indication ne peut être véhiculée que par un satellite en anglais :

(134) a-Don’t spill it all on the ground

b-All right, as long as they don’t spill out

On trouve par exemple dans nos données plusieurs occurrences du verbe étaler :

(135) La mère de Marie (4;0.0) à sa fille qui beurre le moule : Par contre là faudrait plus étaler.

(136) La mère de Théotime (2;6.18)  au goûter: Et qu’est-ce qu’il y a d’autre qu’on met, qu’on étale sur le pain ?

Ou encore, dans un contexte comparable à celui des énoncés (110), dans la mère de Marie (1;00.03) utilise le verbe renverser :

La mère :Un biberon, ça doit rester la tête en haut.

Marie:ah.

Marie essaie de renverser le biberon, la mère tente de le rattraper.

La mère:ouh.

Marie renverse le biberon.

La mère :ouh.

La mère:renversé, là plutôt.

Séquence 27 : Marie (1;00.03) renverse son biberon.

On note qu’il manque au français une indication du FOND, à la différence de l’exemple (134) a- où s’illustre une différence entre le sémantisme des verbes : spill requiert une indication sur le FOND, ou sur l’état résultant (spill out), alors que celle-ci n’est en rien obligatoire en français, même si l’ajout d’un syntagme prépositionnel reste possible, par exemple :

(137) T’as tout renversé par terre !

Enfin, dans les deux langues l’ajout d’un élément directionnel ou locatif bloque la lecture en termes d’activité (dans les exemples a-, ci-dessous), au demeurant fréquente ici aussi, comme le montrent les exemples b- et c-, où le renvoi à l’activité même de lancer est construite par référence (implicite ou explicite) à une série d’occurrences identiques.

(138) a-Or we could throw the ring down

And let it drop down

b-Don’t throw!

c-You keep throwing the same one down, over and over again. (Naima 0;11.28)

(139) a-Tu la jettes par terre ? (Tim 1;6.23)

b-Tu le fais exprès de le lancer là-bas (Tim 2;0.14)

Au total, l’expression du fond dans le mouvement causé est cependant plus fréquente en français (voir figure 57 ci-dessous), où l’on observe une tendance à exprimer le fond seul, c’est-à-dire sans mention de la figure, alors que celle-ci reste marginale en anglais. Nous avons déjà analysé et illustré ce phénomène, mais il est remarquable qu’il se manifeste presque exclusivement dans l’expression du mouvement causé57.

Figure 57 : Figures et fonds dans l’expression du déplacement volontaire et causé (LAE) : pourcentage des énoncés codés pour chacune des deux catégories.
Figure 57 : Figures et fonds dans l’expression du déplacement volontaire et causé (LAE) : pourcentage des énoncés codés pour chacune des deux catégories.
Notes
57.

Nous n’avons pas recensé ici les cas ambigus, qui contiennent quelques occurrences supplémentaires.